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étaient cotés selon leur importance et selon le rang des administrateurs. De tels prélèvemens, sanctionnés par les mœurs, n’avaient rien de révoltant, rien d’humiliant aux yeux de la société ; cela n’entamait nullement la considération d’un homme, et le plus honnête ne s’en faisait point scrupule. Les détournemens aux dépens du trésor, les extorsions aux dépens du public, étaient seuls regardés comme des actes coupables et entachant l’honorabilité. Sur ce point même, la société n’était pas toujours bien sévère ; l’indignation avait trop d’occasions de s’exercer pour n’être pas quelque peu émoussée. Une des surprises de l’étranger était de rencontrer à la table ou dans les salons des hommes les mieux famés des personnages dont la scandaleuse fortune semblait plutôt un objet d’envie que de réprobation.

Le gouvernement impérial a reconnu les inconvéniens de la parcimonie du budget envers les fonctionnaires, les traitemens ont en général été relevés, spécialement dans les départemens de la justice, des finances, de l’instruction. Les progrès sont incontestables, l’amélioration est partout sensible, surtout dans le ressort où la vénalité fait le plus de tort à l’état et dans celui où elle en fait le plus aux particuliers, dans les finances et dans la justice. Le changement est tel que lorsqu’il se reporte aux récits des voyageurs ou des Russes eux-mêmes, l’étranger a souvent peine, dans les états de l’empereur Alexandre II, à se croire en Russie. Toutes les pratiques coupables n’ont cependant pas été déracinées. Il se rencontre encore des fonctionnaires qui continuent à toucher des honoraires irréguliers, et, comme le renchérissement de toutes choses a élevé le prix des faveurs officielles, les pessimistes prétendent qu’au lieu de décroître la vénalité n’a fait que grandir. C’est là une évidente injustice ; ce que l’on pourrait dire, c’est que le mal en s’atténuant a changé de forme. Les prévarications manifestement criminelles, les concussions et malversations aux dépens du trésor, les exactions ou les fraudes aux dépens du public, sont devenues beaucoup plus rares. En Russie comme ailleurs, les nouvelles mœurs financières, les grandes compagnies et les sociétés par actions, les maisons de banque, les emprunts d’état, les entreprises de travaux publics, la bourse en un mot, avec tout son cortège de spéculation et d’agiotage, a ouvert à la vénalité des routes plus tortueuses, plus variées, et en même temps plus couvertes et plus abritées que les anciennes. Le vulgaire et grossier pot-de-vin a fait place à des modes de séduction plus délicats, plus raffinés, et par là même plus dangereux. Au lieu de toujours se présenter comme autrefois sous un aspect brutal et répugnant, le mal s’offre aujourd’hui sous un visage plus discret, plus engageant, presque honnête. La limite