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encore qui sont moins connus[1]. Les seuls documens qu’on ait recueillis sur lui, dans ces derniers temps, témoignent en faveur de sa piété filiale, et malheureusement aussi jettent un triste jour sur l’accueil qu’il reçut de ses contemporains; mais s’il vécut ignoré, si sa fin fut misérable, du moins il fut heureux par le commerce qu’il entretint avec la nature, et par les joies qu’il goûtait à l’étudier. Nous pouvons affirmer qu’il ne se contentait pas de l’observer, mais qu’il la consultait souvent, et de près, ainsi que l’attestent ses admirables dessins, si précis et si libres, où tous les traits essentiels sont notés par un homme qui sait voir et choisir.

Ruysdaël avait trouvé sa voie dès le début; il la suivit jusqu’au bout, sans trouble, sans hésitation. On ne rencontre pas d’ébauches de lui, ni rien qui ressemble à ces changemens de manière que les incertitudes du but ou le souci trop inquiet du mieux ont provoqués chez d’autres. Jamais, non plus, il n’a eu honte de son pays, et il n’a pas cherché à le parer de grâces étrangères, il allait de préférence à ses côtés tristes; ni le printemps, ni l’éclat de la lumière, ni la fraîcheur des matinées, ni les splendeurs du couchant ne l’ont attiré. Le plus souvent, c’est le milieu du jour et d’un jour terne et voilé qu’il a peint. Si quelque pâle rayon de soleil vient à tomber sur les terrains dépouillés ou sur la mer grisâtre, c’est une tristesse de plus. Le mot de mélancolie semblerait devoir être réservé pour lui, si par l’abus qu’on en a fait on ne lui attribuait aujourd’hui la signification un peu banale d’une vague sentimentalité que Ruysdaël n’a jamais connue. Jusque dans ses données les plus familières, il conserve en effet je ne sais quelle grandeur naturelle, et dans tous ses ouvrages on retrouve cette force contenue, cette volonté ferme, cette sûre méthode et cette conscience constante qui marquent clairement le respect qu’il avait de son art. Ce que Rembrandt avait fait pour les pauvres gens, Ruysdaël l’a fait pour les pays méconnus, pour les coins délaissés; c’est avec les élémens les plus simples qu’il a le plus fortement exprimé les pensées qui remplissaient son âme, donnant ainsi du même coup la mesure de son exquise sensibilité et celle de son mâle génie.


EMILE MICHEL.

  1. Nous ne croyons pas d’ailleurs que pour les figures de ses paysages Ruysdaël ait eu toujours besoin de recourir à des collaborateurs; dans plusieurs de ses dessins, faits évidemment d’après nature, ou peut voir de petits personnages d’une tournure très élégante et très justement indiqués en quelques traits.