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familles au pouvoir d’un corps d’armée. Il n’y a pas d’indiscrétion à le révéler, ils ne liront pas ces lignes, on songe sérieusement à leur ménager cette surprise.


II.

Le premier campement de mes terrassiers italiens fut installé dans un site fertile et charmant, à cinq lieues au nord de Guamini, au milieu de douze petits lacs entourés de collines sablonneuses, mais couvertes de végétation. Ce terrain avait été occupé, il y a une trentaine d’années, par une tribu connue sous le nom d’un Français qui a joué au commencement du siècle un rôle important dans l’histoire argentine, le général Rondeau. Elle est aujourd’hui réduite à trois ou quatre membres qui se sont habitués à porter comme nom de famille l’ancien nom européen de la tribu. Il est vrai que ce nom prononcé à l’espagnole, Rondéaou, a un air tout à fait indigène. Ils sont aux trois quarts civilisés, et habitent un village de l’intérieur dans les loisirs que leur laisse le service de la garde nationale. Ces loisirs sont rares : devenus gauchos et restés Indiens, interprètes très sûrs, courriers infatigables, espions pleins de flair, ils sont précieux pour les chefs de frontière, qui ne les lâchent pas facilement lorsqu’ils les tiennent. Le domaine de leurs ancêtres, comme toutes les terres qu’a fumées le séjour des Indiens, présentait une végétation admirable; notre troupeau s’y trouvait à souhait. Pendant qu’on couvrait d’un retranchement d’abord les enceintes destinées à enfermer les animaux, puis les cahutes de gazon qui contenaient les vivres, enfin nos propres logemens, les études sur le terrain commencèrent. Deux jours après notre arrivée, le terrassement était en train. Quand vinrent les gardes nationaux, le tracé était assez avancé pour pouvoir mettre 800 hommes en chantier. Ce tracé n’était pas une petite affaire. C’était la limite visible entre la civilisation et la barbarie que j’avais à creuser dans le sol. Cette mission, qui ne laissait pas de flatter mon amour-propre, m’a fait fatiguer bien des chevaux. Elle me forçait à étudier par le menu des surfaces immenses avant de jalonner la ligne sur laquelle s’échelonnaient les travailleurs : il fallait raccourcir le front de défense, coûteux à établir; il fallait aussi éviter les dunes de sable, où la tranchée aurait été peu durable, et enserrer les principaux lacs, base de toute la stratégie indienne. Cette double obligation, en même temps que des momens de mauvaise humeur, m’a valu des heures charmantes. Je n’oublierai jamais l’aspect recueilli de lagunas situées à deux ou trois lieues à l’avant-garde, dans cette zone neutre dont le virginité est préservée par les compétitions même