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critiques : les critiques ont été créés pour monter la garde à la porte du temple, et l’incorruptibilité du factionnaire est la première de leurs vertus. Mais évidemment Fontanes, Chênedollé, Lebrun, Lemercier, beaucoup d’autres encore, ont rêvé d’un idéal qu’il ne leur a pas été donné d’atteindre et d’une rénovation qu’ils n’ont pas eu la force d’inaugurer. C’était à la prose, c’était à Mme de Staël et à Chateaubriand que cette gloire était réservée.

Le plan que M. Merlet s’est tracé ne lui a permis, dans un premier volume, que de faire mention en passant de Mme de Staël. De Chateaubriand même, il n’a guère étudié que le Génie du christianisme, pour lequel nous le trouvons sévère. Nous n’empiéterons pas sur ses recherches et nous n’anticiperons pas sur son jugement à venir; mais nous pouvons du moins rappeler en quelques mots comment Chateaubriand et Mme de Staël ont donné la forme, la figure et la voix à ces nouveautés que d’autres, autour et au-dessous d’eux, appelaient et pressentaient comme eux, la part qu’ils ont prise à la renaissance des lettres, ce qu’ils nous ont enfin légué de vraiment durable et de vraiment fécond.

Il semble que Mme de Staël, formée à l’école du XVIIIe siècle, nous ait conservé, par ses ouvrages et par son influence, tout ce qui méritait d’être sauvé du naufrage des idées et de la littérature du XVIIIe siècle. Elle a toujours regretté ce temps « où les affaires politiques étaient entre les mains des personnes de la première classe, » où « toute la vigueur de la liberté nouvelle et toutes les grâces de la politesse ancienne se réunissaient dans les mêmes personnes, » enfin où « les plus hautes questions que l’ordre social ait jamais fait naître étaient traitées par les esprits les plus capables de les entendre et de les discuter. » Eclairée par l’expérience de la révolution, elle a très bien vu qu’en somme, au jour de l’action, les écrivains et les publicistes avaient été les dupes de l’événement qu’ils avaient appelé de leurs vœux et hâté de leurs œuvres. « Les esprits violens, dit-elle, se servent des hommes éclairés quand ils veulent triompher du pouvoir établi; mais lorsqu’il s’agit de se maintenir eux-mêmes, ils s’essaient à témoigner un mépris grossier pour la raison. » Elle a même eu le courage de tirer la conclusion et d’écrire bravement dès 1798 : « Cette révolution peut à la longue éclairer une plus grande masse d’hommes, mais pendant plusieurs années la vulgarité du langage, des manières et des opinions doit faire rétrograder à beaucoup d’égards le goût et la raison. » C’est précisément contre cette vulgarité des manières et des opinions qu’elle n’a pas cessé de lutter, travaillant surtout, autant qu’il était en elle, à reconstituer cette élite, à refaire ce public avide et curieux des choses de l’esprit qui les encourage précisément et les suscite par cela seul qu’il y prend intérêt.