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avaient beaucoup diverti mon grand-père, qui se plaisait à les raconter comme un souvenir de cette étrange époque.

Mon grand-père ne prit aucune part aux mouvemens politiques des temps qui suivirent, pas même à ceux qui avaient pour but le rappel des Bourbons ; non point qu’il fût indifférent ou timide, mais ayant vu crouler le vieil édifice monarchique qu’il respectait tant qu’il avait cru si solide, il s’était fait une idée terrible de la force révolutionnaire. Il n’imaginait pas qu’on pût en avoir sitôt raison, et n’espérait rien contre elle que de l’effet du temps. Il démêla de bonne heure dans Bonaparte l’homme destiné à livrer bataille à l’anarchie et à en triompher. Les campagnes du jeune général d’Italie excitèrent son admiration. Elle alla toujours en augmentant. « Quel homme ! répétait-il en apprenant successivement la défaite des armées ennemies à Marengo, à Ulm, à Austerlitz, quel homme ! .. » Mais rien n’égala son étonnement après Iéna. Comme tous les militaires de l’ancien régime, il avait une foi superstitieuse dans la tactique et la valeur de l’armée prussienne formée à l’école du grand Frédéric ; il avait pensé qu’elle résisterait mieux qu’aucune de celles auxquelles Bonaparte avait eu affaire jusqu’alors. Il était au lit, malade de la maladie dont il mourut, quand la nouvelle de la déroute des Prussiens à Iéna arriva à Paris. Il s’en fit lire tous les détails par mon père dans les gazettes du jour. « Ah ! quel homme ! quel homme ! répéta-t-il encore une fois, et quel dommage, monsieur mon fils, que ce ne soit pas le légitime ! N’importe ! cela ne durera pas ; le vrai roi reviendra. » C’était exactement, et à peu près dans les mêmes termes, le vieux refrain des jacobites sous Cromwell : The king will enjoy his own again. Mon grand-père mourut à Gurcy, le 1er novembre 1806.

J’arrive maintenant à mon père.

Mon père fut élevé chez ses parens par les soins d’un abbé qui portait le titre d’aumônier de la louveterie. Cet ecclésiastique était un ami de la famille, doux, éclairé ; mon père conserva toujours pour lui beaucoup d’affection. L’éducation de ce qu’on appelait alors les fils de famille était fort superficielle. On les élevait tout près du monde et pour le monde ; on était pressé de les y produire. Mon père, quoique tenu plus sévèrement que les jeunes gens de son âge, fut de bonne heure mêlé à la société du temps, prenant sa part dans les divertissemens auxquels son âge permettait de l’admettre. Avant d’être présenté à la cour, il avait été introduit dans le cercle intime de Mesdames, tantes du roi Louis XVI, et dans celui de la reine Marie-Antoinette. Il était des petites réunions qui avaient lieu à Versailles et à Trianon pour l’amusement des Enfans de France. La princesse de Lamballe, Mme de Polignac,