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estimait qu’il faut les laisser s’arranger, se débrouiller, transiger ensemble, sans prétendre s’en mêler, et que les gens qui prétendent s’en mêler gâtent tout. Il pensait que, s’il est utile de faire de bonnes lois, il est plus utile encore de supprimer toutes les lois inutiles ou pernicieuses, et qu’en somme, pour améliorer l’état social, il y a moins à faire qu’à défaire, que l’essentiel est de lever les interdictions, de détruire les murs de clôture et les barrières, qui tôt ou tard se changent en barricades. « Laissons les hommes, disait-il, travailler, échanger, apprendre, s’associer, agir et réagir les uns sur les autres ; c’est la condition de l’ordre, du progrès, du bien, du mieux à l’infini. Comme la mécanique céleste, la mécanique sociale révèle la sagesse divine et raconte sa gloire ! » Il considérait comme le fléau de l’humanité et des bons musiciens les chefs d’orchestre qui abusent de leur bâton et battent la mesure à contre-temps. Personne n’a cru plus passionnément que lui à la liberté et à ses bienfaits. Il était persuadé qu’elle répond à tous les besoins, qu’elle suffit à toutes les entreprises, qu’elle répare tous les dommages, qu’elle est le secret de tout le bien qui se fait dans le monde et de tout le mal quii ne s’y fait pas. Il avait la sainte horreur des règlemens, des prohibitions et de ceux qui en profitent, « de ces hommes de spoliation qui, au mépris des lois ou par l’intermédiaire des lois, s’engraissent de la substance des peuples, vivent des erreurs qu’ils répandent, de l’ignorance qu’ils entretiennent, des entraves qu’ils imposent aux transactions, des guerres qu’ils allument, » et il leur disait : « Vous faites perdre au travail plus de gerbes que vous ne lui arrachez d’épis. » Il disait aussi : « Quand nous remarquons un défaut d’harmonie dans le monde, imputons ce malheur à un défaut de liberté, à une justice absente. » Il voyait poindre un âge nouveau où les hommes d’État n’auraient plus besoin d’étudier la science de la force et la science de la ruse, où la ruse et la force ne présideraient plus au gouvernement intérieur des sociétés ni aux relations des peuples entre eux. Ses espérances allaient bien vite. Que penserait-il de l’état présent de l’Europe ? Les événemens qui se sont accomplis depuis dix ans sont-ils propres à mettre en joie l’âme d’un philosophe ? La force et la ruse ont-elles abdiqué ? Le temps des grandes injustices et des grands mensonges est-il passé ? Les arbitres de qui dépendent nos destinées ont-ils des cœurs de colombes et les mains nettes ? Il y avait jadis à Faënza un pauvre homme qui était en procès avec un riche voisin ; il avait pour lui la raison, le bon droit, mais le riche voisin avait l’oreille des juges, et le pauvre homme perdit tout son patrimoine. Fou de chagrin, il se prit à courir les rues allant d’église en église et faisant partout sonner les cloches. Les passans étonnés s’arrêtaient, disant : « Qui donc est mort ? » Et le pauvre homme leur répondait : « C’est la justice qui est morte, priez pour son âme,