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prendra-t-elle ? Si elle les cherche parmi ses amis, les républicains de la veille, à qui manque la pratique, elle ne recrutera qu’un personnel de gouvernement plein de bonnes intentions, mais novice au métier et peut-être maladroit. Si elle veut des ministres expérimentés, elle doit s’adresser aux serviteurs du régime déchu. Peut-elle leur confier sans péril le soin de son avenir ? Lui est-il permis de compter sur leur bonne foi, sur leur dévoûment ? Réussiront-ils à s’affranchir de leurs préjugés et de leurs regrets ? Il se peut qu’instruits par les leçons de l’histoire, éclairés par l’événement, ils se réconcilient sans restriction et sans réserve avec le nouvel état de choses ; il se peut aussi qu’il n’en soit rien, le vieil Adam ne meurt pas en un jour. Comme nous le disait un vieux parlementaire espagnol, qui a beaucoup réfléchi sur les choses humaines, il faut être sincère pour profiter de l’expérience, et à l’âge de l’expérience la plupart des hommes ont perdu leur sincérité. Après avoir été administrée cahin-caha par ses amis, consciencieusement malhabiles et maladroits avec délices, la république de 48 était tombée dans les mains d’hommes d’expérience très peu sincères, qui conspiraient sa perte, et à la date du 15 juin 1850, Bastiat caractérisait cette triste aventure par quelques mots frappans, dignes de notre attention : « Il avait été convenu qu’on essaierait localement la forme républicaine, pour laquelle je n’ai, quant à moi, aucun engouement. Peut-être n’eût-elle pas résisté à l’expérience même loyale ; alors elle serait tombée naturellement, sans secousse, de bon accord, sous le poids de l’opinion publique. Au lieu de cela on essaie de la renverser par l’intrigue, le mensonge, l’injustice, les frayeurs organisées, calculées, le discrédit ; on l’empêche de marcher, on lui imputa ce qui n’est pas son fait, et on agît ainsi contrairement aux conventions, sans avoir rien à mettre à la place. »

Ne semble-t-il pas que ces lignes ont été écrites hier ou plutôt avant-hier ? Et pourtant, si Bastiat revenait au monde, il retrouverait la France en meilleur point qu’il ne l’avait laissée. La république de 1870 a eu des chances plus heureuses que celle de 1848 ; aujourd’hui ses destinées sont aux mains d’hommes nouveaux, qui ont la ferme intention d’être sages, et d’hommes d’expérience, qui sont des hommes sincères et ne songent pas à s’en faire un mérite. Les républicains de raison sont le plus solide espoir de la France ; n’oublions pas que le premier en date fut Bastiat ; cela fait honneur à son bon sens, à sa lumineuse intelligence, à la droiture de son esprit, à la générosité de son patriotisme. M. Léon Faucher s’abusait ; nous ne répéterons pas après lui : Que peut-il venir de bon des grandes Landes ?


G. VALBERT.