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plusieurs semaines qu’il est à Berlin. Il est descendu dans un hôtel qui n’a rien de mystérieux et où je lui ai rendu visite plus d’une fois. » La réponse était péremptoire, mais le donneur de nouvelles n’en voulut pas démordre. On eut beau lui indiquer le nom de l’hôtel, il maintint obstinément son dire. Stockmar se dérobait, Stockmar conspirait dans l’ombre.

Ces défiances du parti féodal prirent un tel caractère que le vieux conseiller de Windsor apparut à certaines gens comme un danger public. Celui qui l’eût supprimé eût rendu service au pays. Un jour que Stockmar causait avec un de ses amis sur le pont qui conduit de Potsdam au château, un personnage de la cour, le comte K., les croisa en passant. Ce personnage ne connaissait pas Stockmar, mais il connaissait son interlocuteur. Le lendemain, rencontrant ce dernier, il lui demande : « Avec qui donc causiez-vous hier sur le pont ? — Avec le baron de Stockmar. — Ah ! reprend le comte vivement, que ne l’avez-vous jeté à l’eau ! »

Tandis qu’on tenait de tels propos, qu’on débitait de pareilles sottises, que faisait le paisible vieillard ? Il passait de longues heures avec la jeune princesse dont il avait guidé les premiers pas, il lui rappelait les choses de son enfance, il parlait de Windsor avec le prince son époux, ou bien visitant ses amis, M. de Bunsen, M. d’Usedom, M. Henri d’Arnim, il s’entretenait avec eux de la situation de la Prusse. La maladie du pauvre roi préoccupait tous les esprits. Stockmar, dès qu’il apprenait quelque nouvelle, la consignait dans son journal. Nous avons plusieurs de ses notes. Ce sont de simples crayons, un mot, un trait, quelquefois une scène rapide tracée au courant de la plume, celle-ci par exemple :


« 16 septembre. — Humboldt a vu le roi. Il l’a trouvé plus pâle, plus maigre, plus somnolent, la physionomie plus éteinte. Il a voulu lui faire savoir que j’étais ici, il a prononcé mon nom. Le roi : « Qui est cela ? Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu. » La reine : « C’est l’homme que tu as toujours tant aimé, qui a toujours été si amical pour Bunsen en Angleterre. » On lui écrit le nom, on l’épelle. Le roi : « Non, je ne puis me souvenir de l’avoir jamais connu. Ah ! ma pauvre tête ! Je n’ai plus de mémoire. »

« Manteuffel complimente Humboldt pour l’anniversaire de sa naissance, et signe comme il suit ; « Votre harassé et bientôt aussi terrassé, Manteuffel[1]. »

« Humboldt pense qu’au prochain revirement les lettrés pourraient bien reprendre leur place d’honneur. Raumer est le plus funeste de

  1. Il y a ici un jeu de mots difficile à traduire : « Ihr abgehetster, nun bald auch abgesetzter. » Pour rendre la physionomie de la phrase, il fallait essayer de trouver en français l’allitération que présentent les termes allemands.