Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/384

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de secrétaire d’état pour le département du sud, qui comprenait à ce moment l’intérieur, l’Irlande, les colonies, l’Inde et les relations étrangères avec les états occidentaux de l’Europe. Cette fameuse administration, qui ne dura que deux ans et trois mois, de juillet 1766 à octobre 1768, avait été enfantée laborieusement et se composait d’élémens bien difficiles à maintenir unis. Le grand député des communes, dont le prestige venait de s’éclipser sous sa nouvelle dignité de pair et de comte, se figurait, avec la confiance qu’il n’est pas rare de rencontrer chez les hommes de cette valeur, que son génie suffirait à conjurer toutes les résistances et que sous sa main de fer il ploierait toutes les oppositions et conduirait sans secousses le char de l’état à travers toutes les difficultés et les intrigues qui se pressaient devant lui. Il avait toujours professé, nous dit Shelburne, que « le pays ne devait pas se laisser gouverner par une oligarchie ou par une faction de familles aristocratiques, » et il n’avait pas craint de prendre avec lui, outre ses amis personnels, des membres de l’ancienne administration, des whigs du parti de lord Rockingham et des amis du roi. Macaulay, qui écrit toujours pour son couvent et qui ne cesse jamais de plaider pour les whigs, ne peut pardonner à l’un de ses héros une politique si contraire à ses préférences et aux intérêts de son parti. Il n’hésite pas à déclarer que Chatham n’avait plus à ce moment toute la vigueur et la netteté de son esprit ; comme les avocats qui ne peuvent pas mettre en doute le fait ni contester sa criminalité, il essaie de plaider la folie de son client.

Shelburne, qui a beaucoup souffert de la retraite majestueuse où s’enfermait lord Chatham, qui a compromis dans les luttes intestines du cabinet sa renommée et sa fortune politique, n’explique pas par la folie ces mille traits d’excentricité qu’on se plaît à raconter du grand ministre ; il y retrouve ce goût du grandiose, cet amour du mystère et de la représentation, auxquels se complaisait l’imagination brillante de Chatham. Il ne lui déplaisait pas de jouer au monarque oriental qui se rend inaccessible et qui se dérobe aux regards et aux questions d’un vain peuple. On peut lui appliquer le mot que Macaulay a recueilli un jour, à Holland-House, de la bouche de sir Philipp Francis, à propos du second Pitt : Le lion aime à marcher seul, tandis que les chacals vont en troupe. C’est très bien quand le lion reste en scène et qu’il sait rugir à propos pour effrayer et repousser les assaillans ; mais, quand il se retire dans son antre, son nom ne suffit plus à contenir les intrigues, les jalousies, les amours-propres froissés, et il ne tarde pas à être attaqué par ses propres sujets,

Devenus forts par sa faiblesse.