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contrôleurs, etc., à lui remettre un cautionnement ; tous apportent leurs économies, dont le total est quelquefois de 30,000 francs. C’est avec ces 30,000 francs qu’il monte sa première pièce : si elle réussit, il continuera jusqu’à la culbute finale ; si elle échoue, il est mis en faillite, et cinquante familles manquent de pain. On objectera que ces malheureux devraient être rendus défians ; mais le nombre illimité des théâtres a créé toute une population qui ne vit et ne peut vivre que par les théâtres. Sitôt que l’un se ferme, elle attend avec impatience qu’un autre se rouvre.

Comme quelques-uns de ces directeurs, aventuriers d’une nouvelle espèce, ont réussi dans leurs entreprises, beaucoup de pauvres gens, depuis le contrôleur en chef jusqu’à la dernière ouvreuse, sont constamment alléchés par l’espérance de rencontrer une chance aussi heureuse. On sait si bien leur jeter de la poudre aux yeux ! Le directeur nouveau, avant d’entrer en fonctions, réunit tout son personnel, il lui promet monts et merveilles ; il a beaucoup d’argent, MM. X… et Z… » des noms sonnans, l’ont assuré de leur appui… Est-il étonnant que ces infortunés se laissent prendre à la glu ? Non ; à force de vivre de la vie conventionnelle du théâtre, leur nature, s’est peu à peu modifiée : pour eux, le soleil c’est la rampe, la campagne un décor de fond avec des arbres, la mer un morceau de toile peinte, la beauté du blanc et du rouge plaqués sur les joues. Comme autour d’eux tout n’est qu’illusions, ils se laissent aller lentement à l’illusion, eux aussi. Ils ont assisté à de tels soubresauts de fortune ! Ils ont vu si souvent la caisse vide le matin, remplie le soir par miracle au moyen de recettes inespérées ! Enfin, si ces raisons ne suffisent pas à les excuser, nous croyons que parce que la race des dupes est éternelle, ce n’est pas un motif pour encourager les dupeurs.

Si au moins l’art profitait de ces ruines ! Est-il difficile de prouver qu’il n’a retiré que l’abaissement du décret de 1864 ? Quelques mots suffiront. Ce décret n’a pas fait naître un seul théâtre sérieux ; il n’a servi en somme qu’à propager l’opérette, qui se joue un peu partout. On ne peut pas citer une seule œuvre réellement littéraire qui ait été représentée, depuis 1864, ailleurs que sur les scènes d’ordre existant auparavant. Quelques hommes intelligens ont essayé de faire des entreprises littéraires : ils y ont renoncé bientôt, ou sont tombés dans l’opérette et la féerie. Les troupes d’ensemble, qui faisaient naguère la fortune des directeurs et des auteurs, ont été disséminées par cela même que le nombre des scènes était plus grand. On a vu sortir on ne sait d’où une multitude d’acteurs pitoyables, et l’on a connu ce scandale de femmes de mauvaise vie montant sur les planches. On a assisté au déploiement de mise en scène des pièces dites pièces à femmes en argot de coulisses : les figurantes à