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particulier. Ce qui est défendu devient aussitôt plus populaire que ce qui est autorisé ; Jules Janin était de cet avis, car il s’inquiétait, « des journaux… qui multiplient le scandale qu’on a voulu arrêter ; des tribunaux qui le développent et lui donnent un piédestal en essayant de le punir. » Et il ajoutait : « On a vendu 20,000 exemplaires de la Foire aux idées, on en eût vendu 100,000 de plus, si la pièce avait été supprimée. »

Dans le cas présent, le même péril est à craindre, car, après la publicité du café-concert, la chansonnette en retrouve une seconde, plus vaste encore, par l’édition qu’en fait tel ou tel petit libraire musical. Elle est imprimée, paroles, et musique, sur deux pages, avec une couverture où est dessinée une mauvaise gravure : le prix est généralement de 40 centimes, si bien que la vente est considérable, si considérable que trois ou quatre chansonnettes ont rapporté aux auteurs des paroles et de la musique près de 100,000 francs. Le fait est rare, il est vrai, mais enfin ce détail montre bien L’immense débit de ces productions, qui, pour ne pas monter toutes à un si gros chiffre de vente, n’en ont pas moins un succès populaire inouï.

N’oublions pas que telle chansonnette grivoise fera un beau soir son apparition sur une vraie scène : elle sera même l’attrait principal de quelque représentation à bénéfice. Faut-il donc s’étonner qu’un directeur de théâtre, voyant l’effet considérable produit par les malpropretés, cherche à flatter les instincts vicieux d’une certaine partie de son public ? L’exemple est donné par le café-concert, exemple commode à suivre, et d’un rapport certain : les petites scènes, qui sont entrées dans les habitudes de la vie parisienne, suivent le courant de grivoiseries équivoques, et les cafés-concerts ne tardent pas à leur fournir des chanteuses sans talent, dont le seul mérite consiste à dire avec un air chaste des couplets obscènes.

Ainsi les cafés-concerts, dont l’extension est si nuisible à l’art, sont funestes pour la morale. On pourrait donc se demander comment il se fait que l’administration, après avoir eu le tort de leur donner tant d’avantages, n’a pas eu le courage de les réprimer. C’est la question qu’on s’adresse en pensant qu’il s’agit non pas de notifier un décret, ni de prendre un arrêté, mais simplement de faire observer une ordonnance de police, qui légalement est toujours en vigueur.

On aurait tort de croire que le bureau des théâtres et le ministère des beaux-arts n’ont pas vu ce péril toujours grandissant. La question a été agitée, retournée de toutes les manières, et le récit de ce qui a été fait ne sera pas l’une des pages les moins curieuses de ce temps-ci. Il prouvera, au surplus, que les destins sont quelquefois plus forts que les ministres, et qu’il ne suffit pas d’avoir une bonne et noble idée pour être libre de l’exécuter.