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l’avenir, en formant l’esprit public, par la discussion, à l’intelligence des questions si diverses et si peu connues en France, d’où l’existence, la puissance et la durée des armées dépendent. C’est ce que j’entreprends, en publiant une série d’études militaires où je rencontrerai plus d’une fois le pénible devoir de juger contradictoirement la France et les pays étrangers, dans des comparaisons qui ne seront pas toujours à son avantage : elles pourront blesser, je le sais, parmi nous, des sentimens naturels, respectables, que j’éprouve moi-même, mais qu’il faut combattre parce qu’ils sont dangereux ; c’est à leur exagération que notre pays a dû ses plus cruelles et ses plus humiliantes épreuves.


I

En France, l’esprit public, au plus haut point impressionnable, est d’abord saisi par les effets. Pour remonter jusqu’aux causes, pour les analyser, pour en étudier l’enchaînement et les enseignemens, il n’a pas la patience et la gravité nécessaires. Dans les questions militaires, où son jugement prend invariablement pour guides l’orgueil national et les récits emphatiques du champ de bataille, les apparences lui suffisent. Il a regardé par exemple Magenta et Solferino comme les équivalens d’Austerlitz et d’Iéna, et je rappelle ici qu’à chacune de ces grandes revues, de ces parades militaires, qui sont le spectacle favori de la nation, tout ce qu’elle y voit, tout ce qu’elle en entend dire, tout ce qu’elle en lit, la remplit des sentimens d’une satisfaction confiante que résumaient naguère trois mots traditionnels : « notre invincible armée. »

Il n’y a pas d’armées invincibles, et elles le sont d’autant moins qu’on le leur dit plus.

Dans cet esprit, depuis les grands succès des guerres de la révolution, suivis des éclatantes victoires des guerres du premier empire, la France, tout entière à sa légitime sollicitude, à ses sympathies, à son admiration pour l’armée, qui est la force produite, a perdu à peu près complètement de vue les institutions militaires, qui sont la force génératrice. Elle s’est dit, raisonnant spécieusement, que, puisqu’elle avait des armées, elle devait avoir des institutions militaires, et, confondant celles-ci avec celles-là, elle est restée aveuglée par ce dangereux mirage jusqu’au jour des grands revers. L’ont-ils entièrement dissipé, et l’effort qui vient d’accroître, en les transformant, les forces militaires du pays, a-t-il fondé dans l’esprit public les principes et les règles que les générations doivent se transmettre pour que cet effort, de législatif et budgétaire qu’il est, devienne national, pour qu’il soit dans tous