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dont l’importance égale celle des grands établissemens de l’état français, peuvent coopérer avec l’état anglais pour la construction et l’équipement des escadres.

Ces faits authentiques de l’histoire ancienne et nouvelle, que je pourrais multiplier beaucoup, montrent que la richesse et les armées n’ont pu suffire en aucun temps à fonder solidement et d’une manière durable la sécurité des nations. Mais, de nos jours, nous avons sous les yeux l’exemple, — qu’il est douloureux, mais qu’il est nécessaire de rappeler à notre pays, — de ce que peuvent les institutions militaires sans la richesse et sans les armées !

La Prusse en 1807 avait perdu son armée avec la moitié de son territoire. Elle devait à la France une contribution de guerre de 120 millions, et l’exécution des clauses du traité était surveillée par une occupation française. C’est à partir de cette situation désespérée que Stein, Scharnhorst et d’autres hommes d’état dont, au cours de cette étude, l’œuvre sera sans cesse présente à mon esprit, firent prévaloir dans l’ordre politique, surtout dans l’ordre administratif et militaire, leurs grandes vues de réformation et de progrès. L’Europe de ce temps-là eut sous les yeux un spectacle digne de toute son attention, et qui est aujourd’hui particulièrement digne de la nôtre. Les gouvernans prussiens, très hautement et sagagement inspirés, firent tout pour l’avenir, ne pouvant rien pour le présent. Les gouvernés, oubliant leurs griefs réciproques et leurs colères, s’associèrent patriotiquement à l’entreprise, et tout le monde en Prusse, malgré la violente agitation des esprits, se mit à l’œuvre de la réparation du désastre. Personne ne pensa à faire enquête sur ses causes et sur ses effets. Il s’agissait, non pas uniquement, mais principalement, de fonder des institutions militaires nouvelles, et les hommes d’état de ce pays ne jugèrent pas que le but pût être atteint par la rectification et la refonte des anciennes, — que Stein appelait une machinerie[1], — quelque éclat qu’elles eussent reçu, dans un passé encore présent à tous les esprits, des prodigieux succès militaires et politiques du grand Frédéric.

Pour les puissans de ce monde, quelle marque frappante de la fragilité de leurs résolutions et de leurs vues ! Pour les accablés, quel champ d’observations, de réflexions et d’espérances !

  1. Le grand ministre Stein, l’initiateur des réformes politiques et administratives qui ont préparé les destinées de la Prusse d’aujourd’hui, combattait avec une ardente énergie l’excès de la centralisation gouvernementale. Il l’appelait la machinerie de l’écritoire. Il écrivait : « J’ai vu tomber une de ces machineries prussiennes, la machinerie militaire, le 14 octobre 1806 (bataille d’Iéna). Peut-être la machinerie de l’écritoire aura-t-elle aussi son 14 octobre ! »