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sa vie, et avec cette terre de Nohant, dans le cimetière de laquelle elle repose aujourd’hui après l’avoir rendue si célèbre. Elle goûta peu d’abord sa grand’mère, et il fallut le temps et la reconnaissance cour l’apprivoiser avec elle ; mais de bonne heure elle aima le pays de Nohant, « ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout ronds, ces petits chemins ombragés, ces buissons en désordre, ce cimetière plein d’herbes, ce petit clocher couvert de tuiles, ce porche de bois brut, ces grands créneaux délabrés, ces maisonnettes de paysans entourées de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne, de leurs vertes chènevières, et tous ces aspects qui deviennent doux à la vue et chers à la pensée quand on a vécu longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux. »

Il eût été à souhaiter pour Aurore Dupin qu’elle vécût en effet longtemps de cette vie tranquille et régulière qu’elle mena quelques mois à Nohant entre sa mère et sa grand’mère. Leurs dissentimens paraissaient momentanément apaisés par la possession simultanée de celui qu’elles s’étaient si longtemps disputé ; mais une catastrophe dont la petite Aurore n’était même pas en état de comprendre l’horreur, la mort violente de son père, qui succomba aux suites d’une chute de cheval, vint bientôt mettre de nouveau aux prises la belle-mère et la jeune femme. Un an ne s’était pas encore écoulé depuis la mort de celui qu’elles avaient pleuré en commun, et déjà s’élevait entre elles la question qui devait les diviser à jamais : laquelle des deux se chargerait de l’éducation d’Aurore ? Assurément la loi et le sang parlaient en faveur de la mère ; mais au fond du cœur Mme Dupin de Francueil n’avait jamais considéré l’ancienne maîtresse de son fils comme sa véritable femme, et elle n’admettait pas que l’unique héritière de la fortune et du nom de son mari pût être élevée par la fille d’un maître paulmier et oiselier qui savait à peine l’orthographe et qui avait déjà la charge d’une enfant née, on ne savait où, d’un père inconnu. N’y eût-il pas eu d’ailleurs entre les deux femmes ce perpétuel sujet de dissentiment, il est difficile de croire qu’elles eussent vécu paisiblement ensemble, tant était grande la différence de leurs caractères. « L’une, blanche, blonde, grave, calme et digne dans ses manières, une véritable Saxonne de noble race, aux grands airs pleins d’aisance et de bonté protectrice ; l’autre, brune, pâle, ardente, gauche et timide devant les gens du beau monde, mais toujours prête à éclater lorsque l’orage grondait trop fort au dedans, une nature d’Espagnole, jalouse, passionnée, colère et faible, bonne et méchante en même temps. » Ajoutez à cette vive peinture que Mme Dupin de Francueil, en dépit de ses prétentions libérales, avait conservé le ton, les allures et les préjugés de la société disparue dont elle était une des dernières