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de Moïse n’était pas plus respectable à ses yeux que le Jupiter d’Homère. Elle était dans ces dispositions lorsque tout à coup on lui annonça qu’elle allait faire sa première communion. Cette annonce la troubla beaucoup, et son trouble ne dut pas être diminué lorsque sa grand’mère lui dit qu’il fallait faire cet acte de bienséance décemment, mais qu’il fallait bien se garder d’outrager la sagesse divine et la raison humaine jusqu’à croire qu’elle allait manger son Créateur. L’affaire fut lestement expédiée, et, quoiqu’on embrassant sa petite-fille au sortir de l’église Mme Dupin de Francueil eût peine à se défendre d’une émotion dont Aurore ne comprit pas bien la cause, elle ne lui en fit pas moins passer dans la dissipation les temps qui précédèrent et ceux qui suivirent cet acte solennel par lequel la plupart des enfans sont initiés à la responsabilité morale. Une aussi triste leçon de scepticisme et de légèreté donnée à la conscience d’un enfant ne contient-elle pas l’excuse de bien des égaremens ?

Cette aïeule, dont il est cependant impossible de méconnaître la tendresse, se montra plus coupable encore vis-à-vis de sa petite-fille dans une circonstance dont le seul récit est douloureux. Quatre années d’une séparation absolue n’avaient en rien adouci l’amertume qu’Aurore avait éprouvée du départ de sa mère. Bien qu’elle eût renoncé à partir furtivement pour la rejoindre et laissé dissiper le petit trésor qu’elle avait longtemps amassé dans ce dessein, jamais elle n’avait cessé de soupirer après le jour où elle lui serait réunie. L’expression imprudente de ce désir, rapportée à sa grand’mère par une femme de chambre perfide et interprétée à tort par celle-ci comme une parole d’ingratitude, amena entre elles une scène violente qui acheva de porter le désordre dans cette jeune âme. Après avoir tenu rigueur pendant quelques jours à sa petite-fille, Mme Dupin de Francueil la fit descendre un matin dans sa chambre à coucher, et, comme l’enfant s’était mise à genoux auprès de son lit pour lui baiser les makis : « Restez à genoux, lui dit-elle d’un ton vibrant et amer, et m’écoutez avec attention, car ce que je vais vous dire, vous ne l’avez jamais entendu et jamais plus vous ne l’entendrez de ma bouche. Ce sont des choses qui ne se disent qu’une fois dans la vie parce qu’elles ne s’oublient pas mais, faute de les connaître quand par malheur elles existent, on perd sa vie et on se perd soi-même. » Et alors, de ce même ton glacial, elle lui raconta toute l’histoire des désordres passés de sa mère, la longue liaison de celle-ci avec Maurice Dupin et son mariage clandestin, sans même rendre justice à la fidélité que sa belle-fille avait gardée à la mémoire de Maurice. Enfin elle termina en lui disant : « Votre mère est une femme perdue, et vous-même une enfant aveugle, qui voulez vous perdre avec elle. »