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l’épithète de malheureux à celle de mortels : mortalibus œgris, et le monde n’était pas encore bien vieux que déjà l’homme de la terre de Hus s’était écrié sur son fumier : « Le fils de la femme ne vit que peu de temps, et sa vie est remplie de beaucoup de misères. » Mais du moins ces lamentations immortelles, qui ont traversé les âges et qui retentissent à nos oreilles comme les sanglots des siècles passés, ont toutes été inspirées par quelque immense déception succédant à quelque avide espérance. Lorsque l’auteur de l’Ecclésiaste proclamait la vanité des joies de la terre, il avait vidé jusqu’à la lie la coupe de la volupté, et c’était après avoir puisé à la source des plaisirs que Lucrèce se plaignait d’y goûter une saveur amère :

Quoniam medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat.


Si au temps de la nouveauté florissante du christianisme il a été nécessaire d’ajouter à la langue latine un mot nouveau pour exprimer la tristesse des cloîtres et d’appeler du nom d’acedia cette langueur qui durant les heures brûlantes de l’après-midi arrachait des larmes aux vierges et aux cénobites, c’est que ce Dieu qu’ils cherchaient dans les solitudes de la Thébaïde cessait par instant d’y parler à leur cœur. En peignant l’immortelle figure au bas de laquelle il a gravé le nom de Melancholia, Albert Dürer ne lui a pas donné les traits d’une jeune fille à l’entrée à la vie, mais ceux d’une femme dans la pleine maturité de l’existence, et lorsqu’aux courtisans, témoins de tout l’éclat de la cour de Louis XIV, Bossuet parlait déjà « de cet inexorable ennui qui consume le cœur de l’homme, » c’est que leur ennui naissait du spectacle même de ces grandeurs. Mais ce qui est particulier à notre âge, c’est le dégoût de l’inconnu, c’est le découragement à l’aurore d’une vie qui se lève cependant brillante, et la lassitude à l’entrée d’une carrière qu’on n’a point encore parcourue : sentiment inexplicable et bizarre fait de désir et d’impuissance, que George Sand a éloquemment comparé « à la tristesse de cet oiseau des récifs auquel la nature a refusé des ailes, et qui exhale sa plainte mélancolique sur les grèves d’où partent les navires et où reviennent les débris. » C’est ce sentiment qui, après avoir inspiré les plus belles pages de notre littérature contemporaine, a fini par devenir un thème banal sur lequel se sont exercés tant de poètes et de romanciers médiocres. Mais, si l’ennuyeuse et lamentable postérité des Werther et des René a encombré pendant un demi-siècle notre littérature de ses monotones élégies, et si la génération nourrie de cette littérature en a quelque peu contracté les ridicules et les faiblesses, c’était à tout prendre une noble source d’inspiration que cette éloquente protestation de la jeunesse contre la disproportion entre ses forces et sa tâche, entre ses désirs et sa destinée.