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le droit à la propriété du pseudonyme auquel le libraire tenait essentiellement pour assurer le succès d’une publication nouvelle ? Latouche, choisi comme arbitre de cette liquidation, trancha la difficulté par un jugement digne de Salomon. Il prononça qu’à l’un reviendrait le prénom de Jules, à l’autre le nom de Sand auquel elle ajouterait tel prénom quelle voudrait, et ce fut en vertu de cette sentence équitable qu’au mois d’avril 1832 le roman d’Indiana parut sous le nom de George Sand. « On m’a baptisée, disait-elle plus tard, obscure et insouciante, entre le manuscrit d’Indiana, qui était alors tout mon avenir, et un billet de mille francs qui était toute ma fortune. Ce fut un contrat, un nouveau mariage entre le pauvre apprenti poète que j’étais et l’humble muse qui m’avait consolée dans mes peines. Dieu me garde de rien déranger à ce que j’ai laissé faire à la destinée… » De ce contrat, de ce mariage, une personne nouvelle est née, et c’est à l’étudier que je m’appliquerai désormais. Ce n’est plus d’Aurore Dupin, ce n’est plus de la baronne Casimir Dudevant, c’est de George Sand que j’aurai à parler, c’est-à-dire de l’immortel auteur de tant d’œuvres dont le nom est dans toutes les bouches. J’ai cherché jusqu’à présent dans la race, dans l’éducation, dans les rêves de la jeune fille, dans les épreuves de la femme, l’explication des métamorphoses de l’âme et les origines du talent. J’aurai cependant la franchise d’avouer qu’ainsi et volontairement restreintes les recherches ne sont pas complètes. Lorsque Latouche voulait la détourner d’écrire des romans, il lui disait avec vérité : « Le roman c’est la vie racontée avec art. Vous êtes une nature d’artiste, mais vous ignorez la réalité ; vous êtes trop dans le rêve. Patientez avec le temps et l’expérience, et soyez tranquille, ces deux tristes conseillers viendront assez vite. Laissez-vous enseigner par la destinée, et tâchez de rester poète. » Peut-être à l’époque où Latouche lui donnait ce judicieux conseil avait-elle déjà fait avec la réalité une connaissance plus intime qu’il ne supposait. En tout cas, les enseignemens de la destinée ne lui ont pas fait défaut car la suite, et l’expérience orageuse de la femme a murmuré plus d’un conseil et soufflé plus d’une inspiration à l’oreille de l’artiste. Mais ce sont ces conseils et ces inspirations que je ne me permettrai pas de rechercher. J’abandonne l’histoire de sa vie à l’époque où le récit qu’elle nous en a laissé elle-même présente de plus en plus des lacunes qu’il serait trop facile de combler, et c’est le développement, la nature, l’influence de son génie, qui feront l’objet d’une prochaine étude.


Othenin d’Haussonville.