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de justice et de fraternité. Plus tard, si la chevalerie se développa surtout en France et y jeta tout son éclat, c’est que les chevaliers, se devant tout entiers à ceux qui ne pouvaient eux-mêmes défendre leur droit, aux misérables, aux orphelins, aux femmes, personnifiaient avec le courage une tradition de générosité et de dévoûment à la justice. Si les souverains de France, plus que tous les autres au milieu du despotisme universel, se prétendaient le « recours des opprimés » et « les justiciers suprêmes[1] » c’est sans doute qu’aux yeux du peuple français le plus noble usage de la puissance fut toujours la protection du droit des faibles. Si c’est de France que partit pour entraîner l’Europe à sa suite la généreuse folie des croisades, prêchée d’abord au peuple par un homme du peuple, puis gagnant les seigneurs et les rois, c’est qu’il s’agissait là encore de porter aide à des frères lésés dans leur croyance, dans leur liberté, dans leur droit. Si la France menacée elle-même par les Anglais trouva en son sein pour se défendre non-seulement des héros, comme tous les autres peuples, mais des héroïnes dont la figure à la fois douce et forte est sans analogue dans l’histoire des autres nations, c’est que sur la terre de Jeanne d’Arc, comme dans la Gaule antique, l’honneur traditionnel de se dévouer pour la justice n’était pas plus refusé à la femme qu’à l’homme, et que nul n’était exclu de cette jouissance suprême : l’héroïsme se sacrifiant au droit. Dans notre siècle enfin l’histoire nous montre, par des faits plus rapprochés, une nation qui a toujours ressenti les injustices souffertes par les autres nations autant et plus que celles dont elle souffrait elle-même, un pays où la foule se passionnait moins pour ses propres affaires que pour les droits de la Pologne, de la Grèce, de l’Irlande, de la Vénétie opprimées : les autres peuples le savent bien, et, quand ils ont eu besoin de sympathie vraie ou de secours désintéressés, ce n’est pas vers l’Angleterre ni vers l’Allemagne qu’ils se sont tournés de préférence ; c’est vers le pays qui le premier proclama non-seulement les droits de l’homme, mais les droits des nations. La vraie tradition de la France est dans cette préoccupation de la justice pour tous, souvent poussée jusqu’à l’oubli de soi-même et de ses intérêts légitimes ; le caractère, original de son histoire, intermédiaire entre le monde gréco-romain et le monde anglo-germanique, la seule mêlée à l’histoire de toutes les grandes nations, la seule qui forme ainsi un ensemble complet et un, consiste dans cette part prépondérante prise au développement de l’humanité moderne, dans cette initiation progressive des autres peuples à l’idée d’un droit nouveau.

  1. , Voyez, dans l’Ancien régime de M. Taine, le chapitre consacré à expliquer les privilèges des seigneurs et du roi, p. 14 et suiv.