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révolution qui les ont fondés[1]. » — « Les révolutions protestantes, remarque aussi avec raison M. Janet dans sa Philosophie de la révolution française, étaient plutôt des révolutions locales ; celle d’Amérique seule a déjà un caractère plus général et plus abstrait ; cela tient aux mêmes causes que pour la révolution française : elle a, aussi bien que celle-là, reçu l’empreinte de l’esprit du XVIIIe siècle, et il ne faut pas d’ailleurs séparer l’une de l’autre, la France étant pour moitié dans le succès de la révolution américaine. » Malgré ces ressemblances mêmes, nous croyons qu’il y a entre l’esprit américain et l’esprit français des différences encore plus profondes qui se sont manifestées dans les deux révolutions. On sait le rôle qu’ont joué les affaires d’impôt, la question du thé, dans l’insurrection des États-Unis. Et quel contraste dans la manière de procéder chez les deux peuples, quand il s’agit d’inscrire les droits des citoyens en tête des constitutions ! La méthode américaine va chercher d’état en état les principes que chacun reconnaissait antérieurement pour son compte, on les résume, on les généralise comme on peut, on en construit enfin a posteriori la formule totale qu’acceptera la fédération, et où l’égalité, simple conséquence, se trouve assez maladroitement placée avant la liberté. Est-ce là la meilleure méthode ? Ce n’est pas encore le moment de le juger ; ce qui est certain, c’est que les Américains étaient et sont encore tout pénétrés de l’esprit purement empirique des Anglais, qui songe beaucoup plus à lui-même qu’à l’humanité. Les Anglais ne font pas des déclarations de droit, mais ce qu’ils appellent des pétitions[2]. Les ouvriers mêmes, en Angleterre, quand ils demandent des réformes, s’en tiennent à eux, à leurs camarades, à leur atelier, à leur cité, et ne songent presque jamais à généraliser, à demander des réformes de principe : les questions demeurent donc pour eux locales au lieu de devenir, comme pour l’ouvrier français, non-seulement des questions sociales, mais même, plus généralement encore, la question sociale. Quant aux Allemands, ils n’ont pas montré non plus dans leurs essais d’indépendance le désintéressement de volonté, l’enthousiasme de raison qui, en dépit de ses abus, a élevé si haut la France. « Au sein de cette Allemagne philosophique et poétique,

  1. La Réforme intellectuelle, préface. Paris, 1872.
  2. Il y a du vrai dans ce que disait Henri Heine : « C’est dans le sens le plus étroit de l’esprit de corporation que le peuple anglais demande sa liberté, c’est-à-dire ses libertés accordées par chartes et privilèges ; la liberté française, liberté faite pour le genre humain, liberté dont tout l’univers, les titres de la raison à la main, se mettra un jour en possession, est essentiellement et pour elle-même odieuse aux Anglais. Ceux-ci ne connaissent qu’une liberté anglaise, liberté anglo-historique, patentée à l’usage des sujets par sa majesté le roi de la Grande-Bretagne, basée sur quelque vieille loi, par exemple du temps de la reine Anne. » (La France, p. 205.)