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ceux de la première ; l’égalité des œuvres, des mérites même, ne fonde donc pas une réelle égalité devant le souverain juge. A plus forte raison n’y a-t-il point égalité de droits à ses yeux : rien n’est dû à l’homme par Dieu, l’homme n’a pas de droits proprement dits devant lui. Relativement aux autres hommes, droit implique revendication, et le christianisme ici encore n’admet guère que des devoirs : il parle surtout de patience, de résignation, de martyre, il tend la joue aux oppresseurs. Ajoutons que l’idée même de la grâce entraîne celle de l’inégalité, parce qu’elle se confond pour nous avec l’arbitraire : égalité et faveur s’excluent ; si beaucoup sont appelés, peu sont élus ; élection dit don accordé aux uns et refusé aux autres. Comment cette inégalité qui était érigée en dogme n’aurait-elle pas subsisté dans l’ordre social où tout était hiérarchie ? Il y a des nobles et des vilains dans le royaume de la grâce, à plus forte raison devait-il y en avoir dans les royaumes de la terre. — La fraternité même, dont la notion semble prédominante dans le christianisme, s’y appuie sur deux principes étrangers à l’esprit moderne : en premier lieu un principe mystique et théologique, la paternité de Dieu ; en second lieu, un principe purement matériel et historique, la paternité d’Adam. Les théologiens n’insistent pas sur la raison vraiment naturelle et morale, tirée de ce qu’un être raisonnable et libre, quelle que soit son origine céleste ou terrestre, est par cela même frère de tous les êtres raisonnables et libres. Aussi la fraternité chrétienne ne s’étend à la fin qu’aux élus et se ferme, comme le ciel, aux réprouvés, renonçant à les guérir, renonçant à les aimer. Comme la fraternité, la justice, dans le christianisme, repose en partie sur un principe charnel et matériel : par le péché originel, la justice et l’injustice sont dans le sang, et la responsabilité individuelle s’absorbe dans une sorte de responsabilité collective, dans une sorte de consanguinités. — Enfin l’idée du progrès et de la perfectibilité n’existe pas encore dans le christianisme, pour qui la terre n’est qu’un séjour passager d’épreuve, un lieu d’exil. Le moyen âge, les yeux tournés vers la vie à venir, professant une sorte de dédain pour l’existence présente, s’efforce d’être indifférent au bonheur dont on y peut jouir et aux progrès qu’on y peut faire : en toute condition sociale, ne peut-on pas se sanctifier ? Cela suffit ; pour le reste attendons la mort. Les spéculations philosophiques elles-mêmes sont toutes dirigées vers cette patrie mystique qui est au-dessus et au-delà du monde ou de l’humanité. Pour toutes ces raisons, la valeur de l’individu reste plutôt religieuse que civile et politique. Quoique devenant un centre et un objet d’amour dans la cité spirituelle et céleste, l’individu demeure civilement absorbé dans l’état selon la conception antique ; il n’est en dehors de