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employaient avec un grand discernement, retranchant les membres inutiles et subordonnant leurs dimensions non pas à une règle uniforme de proportion, mais à la nature des matériaux dont ils disposaient et au programme qu’ils avaient à remplir. Comme ils ne voulaient se servir pour les supports que de monolithes, ils n’excédaient jamais une certaine hauteur, et donnaient à leurs ouvertures des dimensions presque invariables, quelle que fût d’ailleurs la grandeur de l’édifice. Si la colonne n’était pas assez haute pour le but proposé, ils la plaçaient sur un piédestal ou surhaussaient l’arc qu’elle était destinée à porter. Quant aux arcs eux-mêmes, ils les appuyaient directement et sans intermédiaire sur le chapiteau. Ils déterminaient la saillie et le profil des corniches extérieures non plus d’après des modèles consacrés, mais d’après l’inclinaison des toits, l’écoulement des eaux ou toute autre condition pratique. Enfin, ils faisaient de la bonne et solide architecture, dans laquelle chaque membre était appelé par une fonction nettement accusée, dont la décoration était sobre et originale, et qui, essentiellement logique et raisonnée, ne manquait ni de fermeté ni d’élégance. »

Ainsi l’art était florissant dans la Syrie centrale du IIIe au VIIe siècle ; pendant ces époques qui nous semblent si tristes et si sombres, il y avait, dans ce coin ignoré du monde, « des écoles d’artistes intelligens qui maintenaient les bonnes traditions et les renouvelaient par des innovations heureuses. » Voilà ce qu’on aurait grand’peine à soupçonner, si les dessins de M. de Vogüé ne nous forçaient à le croire. On se demande, en les regardant, comment ces progrès accomplis dans les arts, cet élan de jeunesse qui fait produire de si beaux ouvrages, se concilient avec les misères de toute sorte qui accablent alors l’empire grec, et s’il est possible que le même pays, à la même époque, nous offre des spectacles si opposés. Pour le comprendre, rappelons-nous que l’empire d’Occident, quelques années plus tôt, nous présente aussi les mêmes contrastes. Parmi les désastres d’une invasion que rien ne peut arrêter, au milieu de la tristesse d’une civilisation qui se sent mourir, les lettres et les arts se raniment après un sommeil d’un demi-siècle, il naît des poètes, des orateurs, moins parfaits sans doute que ceux des époques classiques, mais qui possèdent la première de toutes les qualités, le mouvement, la vie, qui mettent dans les anciennes formes littéraires des idées nouvelles ou qui même inventent des genres inconnus. C’est le même monde pourtant et la même société qui nous offrent ces aspects divers, mais cette société se compose pour son malheur de deux élémens contraires, une vieille monarchie dont tous les ressorts sont usés, et une religion jeune qui est en train de renouveler un peuple. De là ces oppositions qui étonnent, cet air de jeunesse et cette caducité,