aux besoins rationnels, faudra-t-ii employer ce loisir conquis par la science à fabriquer des inutilités, uniquement pour faire travailler ? C’est bien là ce que Bastiat appelait du sisyphisme, c’est-à-dire rechercher l’effort pour l’effort, creuser des trous pour les combler, verser de l’eau dans le tonneau des Danaïdes, et ce sisyphisme il le déclarait nécessaire pour résoudre la question des machines. Faudra-t-il inventer des fantaisies puériles, rien que pour employer les ouvriers ? Un homme sensé qui, en perfectionnant les procédés du travail, se procure ce qu’il lui faut en huit heures ne consacrera pas le reste de sa journée à se broder des manchettes ou à se ciseler des breloques. Comme le citoyen d’Athènes, il portera un vêtement de laine et ira écouter Socrate, applaudir Sophocle ou discuter avec Démosthène. Ainsi doit faire l’humanité. Jetez les yeux sur les boutiques de nos grandes villes : que de travail perdu représente cette innombrable variété d’objets inutiles, et comme il eût mieux valu le réserver pour fabriquer l’indispensable ! L’utilité suprême des machines est non pas de permettre le développement indéfini du luxe, mais d’assurer à tous le nécessaire et de procurer aux hommes des loisirs pour cultiver leur esprit, jouir de la nature et du commerce de leurs semblables. Les besoins matériels sont des liens qui nous font esclaves ; pour les satisfaire, il faut sacrifier son temps, étoffe précieuse et courte de la vie, et qui s’y est asservi renoncera à la liberté pour se livrer en paix aux jouissances que leur satisfaction procure. Les économistes ont eu tort de ne pas écouter en ce point les moralistes païens et chrétiens. La vraie économie est d’accord avec la vraie morale.
C’est la morale encore qui tranchera cette question fondamentale : tout ce qui a une valeur échangeable est-il richesse ? Dupont de Nemours, le dernier survivant des physiocrates, proscrit de France par la restauration, écrit le 22 avril 1815, à J.-B. Say, du navire qui l’emporte vers l’Amérique, pour lui reprocher d’avoir trop rétréci le domaine de l’économie politique, qui est, prétend-il, « la science de la justice appliquée à toutes les relations sociales. » Vous soutenez, dit-il, que tout ce qui s’échange est richesse. Les Phryné et les Laïs échangent leurs faveurs contre beaucoup d’argent ; faut-il en conclure qu’elles produisent de la richesse, et qu’un pays est d’autant plus prospère qu’il compte plus de filles faisant commerce de leurs charmes ? Non, répondit-il spirituellement, « les femmes honnêtes sont les vrais trésors dont le prix est en raison inverse de la circulation. » — Un auteur écrit un livre immoral qui se vend à trente éditions et qui lui rapporte 50,000 francs. Ceux qui l’achètent valent moins après qu’ils l’ont lu ; ils remplissent moins bien leurs devoirs. Ce livre, dont la vente a rapporté de