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intimes que les Anglais savent si bien observer, et qui peut donner une idée de la manière du romancier.

Le matin du départ de Julius, Ada se lève en même temps que son père et prépare elle-même au voyageur le dernier déjeuner qu’il prendra à Marmorne avant l’époque fixée pour son retour. Elle verse le café, fait bouillir l’eau pour les œufs, puis, tirant de sa poche un tout petit almanach, elle cherche le quantième du mois. C’est le 19 novembre, jour de Sainte-Elisabeth. Elle fait du bout de l’ongle une marque sur le calendrier et le tend à Julius : « Vous reviendrez, lui dit-elle, pour la veille de Sainte-Elisabeth, vous me le promettez ? Je compterai sur vous et je vous attendrai. Comme aujourd’hui, nous nous lèverons de bonne heure, et, comme ce matin, je vous ferai cuire, des œufs, mais au lieu de partir pour l’Afrique, vous ne me quitterez plus que pour aller chasser en forêt avec mon père. — Et alors, en dépit du courage de la jeune fille, sa voix trembla et ses yeux se mouillèrent, car elle était femme, après tout. »

Julius part. Emile apprend à la fois le départ de son frère et la préférence qu’Ada lui a accordée. Il en est profondément blessé, mais, selon son habitude, il dissimule et dévore son dépit en silence. Un an se passe pendant lequel la jeune fille supporte courageusement les angoisses de l’absence. Les lettres de Julius l’aident à patienter, mais tout à coup ces lettres cessent, et le silence tombe comme une nuit entre les deux fiancés. Au commencement de la seconde année, le père des jeunes Segrave meurt, et par son testament il lègue le château de Boisvipère à Emile, qui vient s’y installer au milieu de l’été de 1870, avec son plus jeune frère, Adolphe. Vers la même époque, une transformation inquiétante s’opère dans la santé d’Ada, car ici encore il s’agit d’une héroïne malade. L’anxiété où la jette le silence persistant de Julius, le supplice de ces lettres toujours attendues et n’arrivant jamais, agissent gravement sur l’organisme de la jeune fille. Elle est peu à peu envahie par une sorte de maladie noire qui engourdit son esprit et la rend indifférente à toutes les choses du monde extérieur. Elle reste impassible et silencieuse au milieu des siens, et le nom de Julius, le tumulte de la guerre qui éclate, l’invasion allemande, qui commence, ne parviennent même pas à tirer Ada de cet accès d’hypocondrie. Emile épie avec une sorte d’intérêt les progrès de cette singulière maladie et n’en paraît pas trop mécontent. Il est fort désappointé au contraire quand un télégramme expédié d’Aden apprend aux hôtes de Marmorne que Julius est sain et sauf et va s’embarquer pour Marseille.

Cette nouvelle donne une secousse salutaire à Mlle de Marmorne, l’espoir lui revient, et, bien que les armées ennemies se rapprochent de la Bourgogne et menacent d’être un obstacle au prompt retour de Julius, elle est persuadée qu’il sera au château le jour de Sainte-Elisabeth. La première quinzaine de novembre se passe sans nouvelles du voyageur,