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monsieur mon fils ! depuis quand monte-t-on sur un cheval par sa droite ? s’écria mon grand-père ; ayez la complaisance de descendre et de remonter à la façon ordinaire, comme on vous l’a appris. » Mon père supportait ces traitemens avec beaucoup de patience ; cependant il en souffrait. Autant par bonté naturelle que par souvenir de l’ennui qu’ils lui avaient causé, il me les a toujours épargnés. C’était sa joie de vivre familièrement avec moi ; dans les dernières années de sa vie, cette familiarité était devenue une véritable camaraderie. Quand je la poussais un peu plus loin que de coutume, il me disait en riant : « J’aurais voulu te voir avec ton grand-père ; je ne sais pas trop comment vous vous seriez arrangés ensemble. »

Mon grand-père s’était trouvé de bonne heure à la tête d’une grande fortune fort délabrée, qu’il s’appliqua à rétablir. La Lorraine ayant été réunie à la France après la mort de Stanislas, roi de Pologne, il eut pour constante préoccupation de se ménager à la cour de France la même situation que sa famille avait occupée en Lorraine, et l’on peut dire qu’il y avait réussi, quand éclata la révolution de 89. Mon grand-père avait fait son chemin, comme toute la noblesse le faisait alors, par ses liaisons de société, par les faveurs de la cour, mais aussi par des services militaires très réels. Il était très lié avec le duc de Choiseul, qui, malgré ses défauts, fut encore le meilleur ministre qu’ait eu Louis XV. En 1780, M. de Flamarens s’étant montré disposé à traiter de la survivance de la charge de grand louvetier de France, la reine Marie Leczinska, qui se rappelait avoir vu en Lorraine cette charge occupée par des membres de notre famille, s’employa à la faire donner à mon grand-père. Il se trouva ainsi en possession d’une place de cour importante et très conforme à ses goûts, car il était grand chasseur.

On devine qu’avec l’existence et le caractère que je viens d’indiquer, mon grand-père n’ait pas goûté beaucoup le mouvement réformateur qui précéda la révolution, et les hommes qui se mirent à sa tête. Dans son intérieur il n’en parlait qu’avec humeur, et M. Necker, particulièrement, avait le don de lui être très désagréable. Cependant, comme lieutenant-général des armées du roi et commandant en second de la Lorraine, il sentait qu’il y avait convenance de sa part à rendre visite au ministre honoré de la confiance du roi et qui jouissait alors de toute la faveur populaire. Mon père m’a souvent raconté, depuis mon mariage, que mon grand-père se rencontra dans le salon d’attente de M. Necker avec le maréchal duc de Broglie, qui, animé de sentimens peu différens des siens, venait, lui aussi, remplir la même formalité : « Nous entrerons ensemble, lui dit le maréchal, et vous me présenterez à