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avec d’énormes capitaux, beaucoup sans autre bagage qu’un grand esprit d’aventures et de la jeunesse, se précipita vers les ports ouverts. Ceux qui arrivèrent là avec de l’argent affichèrent un luxe insolent, traitèrent les indigènes avec dureté et un sans gêne qui rappelait l’époque des conquérans barbares. La cour de Pékin sut refouler ses ressentimens devant cette tumultueuse invasion ; bien conseillée, elle installa partout des douanes dont la direction fut confiée à un Anglais d’une grande intelligence, dévoué aux intérêts chinois, M. Hart. Le rendement des douanes, considérable dès la première année, s’accrut au point d’être aujourd’hui une des sources les plus importantes des revenus publics de l’empire. Le peuple chinois, moins clairvoyant et moins politique que son gouvernement, attentait bien quelquefois à la propriété et à la vie des Européens ; à Tien-tsin, il massacrait le consul de France et nos sœurs de charité, mais à Hong-kong, à Canton, à Shanghaï, le commerce indigène entrait ouvertement en relation d’affaires avec nous, se pliant à nos usages, à nos réglementations, avec une docilité merveilleuse.

Cette période prospère dura dix ans environ. Tout à coup de fortes maisons, dont les succursales à Londres se trouvaient engagées dans de périlleuses spéculations sur le coton, se virent contraintes de déposer leur bilan. Des négocians indigènes furent ruinés, et la confiance aveugle que ces derniers avaient dans la solidité des firms ou signatures étrangères disparut complètement. Le coup fut mortel au crédit des Européens. On s’aperçut dès lors que les Chinois, devenus prudens et moins souples, s’efforçaient d’échapper aux courtiers étrangers ; qu’ils plantaient le pavot dans certaines provinces pour s’affranchir de l’opium indien, et qu’ils devenaient habiles dans l’art de tisser le coton. Dans l’Empire du Milieu, les corporations sont encore de nos jours plus puissantes qu’elles ne l’étaient chez nous au moyen âge ; on les vit resserrer davantage leurs liens pour nous tenir tête et nous battre sur le terrain des affaires. C’est ainsi que les corporations chinoises créèrent des compagnies d’assurances et de transports maritimes. Les jonques lourdes et démodées furent abandonnées, laissées au service des rivières et remplacées par une magnifique flotte marchande et à vapeur, manœuvrée, il est vrai, par des matelots chinois, mais commandée par des capitaines européens. Les Anglais se virent contraints de vendre leurs bateaux en s’apercevant que les immenses transports de marchandises qui se font sur les côtes de l’empire leur échappaient. La presse anglaise, et principalement celle de Shanghaï, se hâta de jeter un cri d’alarme : « Si John Chinaman, disait-elle, récolte désormais son opium, s’il établit des métiers mécaniques pour faire une concurrence désastreuse à nos