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avec la Russie et peut-être avec la Prusse. Elle devait croire, non sans raison, que le maintien des bons rapports avec la Russie assurerait mieux qu’une attitude hostile le respect des intérêts austro-hongrois. C’est ainsi que la reculade de l’Angleterre laissait le champ complètement libre à toutes les entreprises de la Russie.

D’où vint la pusillanimité du cabinet anglais, pusillanimité que les sorties belliqueuses échappées à lord Beaconsfield, en plusieurs occasions, ont rendue plus frappante et plus incompréhensible ? Elle ne peut s’expliquer que par les causes générales que nous avons indiquées, la prédominance désormais irrésistible des intérêts matériels sur l’intérêt public. Les esprits mûris par la réflexion ou par l’étude aperçoivent sans trop de peine l’enchaînement des influences morales et des faits matériels, et comprennent que les sacrifices destinés à défendre la dignité ou le prestige d’un pays ne sont pas faits en vain. La perspective d’une guerre ne rappelle aux classes commerçantes aujourd’hui prépondérantes en Angleterre que le cortège de maux, de dépenses, d’emprunts et d’impôts qui accompagnent tout conflit européen, et nul sophisme ne leur répugne, nulle échappatoire ne leur paraît insuffisante pour se soustraire à ce qu’elles considèrent comme la plus redoutable des calamités.

Ces sentimens d’une portion considérable de la nation anglaise devaient facilement trouver un écho chez le ministre des affaires étrangères. Rien, chez le présent comte de Derby, ne rappelle l’impétueux et chevaleresque Stanley, dont l’éloquence fière et passionnée a laissé de si grands souvenirs dans les deux chambres du parlement : c’est un utilitaire, un adepte et un admirateur des hommes de l’école de Manchester. Laborieux et instruit, il laissa clairement voir les tendances de son esprit, dès sa jeunesse, dans les brochures que lui inspirèrent ses voyages sur le continent américain. Ses opinions l’appelaient à siéger à côté de M. Bright : s’il prit place dans les rangs des conservateurs, c’est que les convenances sociales ne lui permettaient pas de figurer au nombre des adversaires du parti dont son père était le chef. Le père était ardent, impressionnable, ouvert à toutes les impulsions généreuses, et capable de tous les nobles entraînemens ; le fils est une nature calculatrice, sèche et sans ressort. Faire en sorte que l’Angleterre tirât son épingle du jeu au meilleur marché possible devait sembler à lord Derby le but suprême de ses efforts ; le cri qui s’éleva du milieu des districts manufacturiers : « C’est à Suez qu’il faut défendre la route de l’Inde, périsse la Turquie, pourvu que l’isthme de Suez demeure ouvert et libre ! » lui parut être le résumé le plus exact des intérêts anglais et devoir devenir la règle de sa conduite. Il convient d’ajouter, pour être équitable, que la Turquie s’était aliéné l’opinion publique par la banqueroute qu’elle avait faite quelques mois auparavant et par