Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/182

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

malgré l’issue glorieuse de la guerre d’Abyssinie, l’initiative qu’il avait prise de venger une insulte à l’honneur de l’Angleterre lui avait coûté le pouvoir au lendemain du triomphe des armes anglaises.

Le cabinet de Londres, tout en protestant contre la conduite de la Russie, proclama donc la neutralité de l’Angleterre, c’est-à-dire qu’il abandonna la Turquie à toutes les chances des combats, qu’il livra le faible à la discrétion du plus fort. Cette neutralité était trop avantageuse à la Russie pour qu’il n’essayât point d’en obtenir immédiatement le prix. Ce prix devait être le respect des intérêts anglais en Orient. De là l’entrevue de Livadia, et les diverses communications officielles et officieuses dans lesquelles ces intérêts furent ramenés à trois points : qu’il ne serait point touché au canal de Suez, que Constantinople serait respectée, enfin et surtout qu’il ne serait point apporté, sans l’assentiment de l’Europe, de modifications aux règles qui régissent la navigation de la Mer-Noire et des détroits. Ce dernier point suffit à montrer que l’Angleterre se préoccupait de sauver du traité de 1856 la seule épave qui l’intéressât, et qu’elle abandonnait tout le reste.

Il était aisé de lui donner satisfaction, au moins pour le moment, et la Russie n’eut garde d’y manquer. Comment ne se serait-elle pas engagée à respecter le canal de Suez ? Elle n’avait point de flotte qui pût se mesurer avec la flotte turque. L’occupation de Constantinople ne pouvait devenir possible qu’à la suite d’une campagne complètement heureuse, et quant à soumettre à la ratification de l’Europe la destruction définitive du traité de Paris, la Russie devait être la première à souhaiter cette ratification pour les résultats de sa victoire, et elle ne doutait pas de l’obtenir aisément, le jour où de grands succès militaires auraient accru et le prestige de sa puissance et la difficulté de lui rien refuser.

Les réponses, soit du tsar, soit du prince Gortchakof, bien que conçues en termes ambigus et enveloppés de circonlocutions restrictives, furent donc conformes aux désirs du cabinet anglais. Celui-ci ne pesa point les mots, et ne s’appesantit point sur des restrictions qui pouvaient paraître dues à des exigences d’amour-propre : il savait ce qu’il avait demandé ; il l’avait exprimé en termes clairs et précis, il tenait les réponses pour faites dans le même sens que les questions, et le meilleur commentaire lui paraissait être le discours de lord Beaconsfield, déclarant à Mansion-House que l’Angleterre ne se laisserait pas jouer et qu’une guerre même de plusieurs années n’avait rien qui pût faire reculer une nation aussi riche et aussi puissante que le peuple anglais. La politique du cabinet de Londres se trouva définitivement arrêtée : ce fut une neutralité qu’on qualifia de conditionnelle, on ne sait pourquoi, puisque les conditions posées par l’Angleterre ne pouvaient guère