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du moment que cet arrangement assez singulier qui a eu lieu entre Russes et Anglais. Les Russes, en gardant toute liberté à l’égard de Constantinople, ont pris l’engagement de ne pas occuper Gallipoli sur le détroit des Dardanelles, — à la condition que les Anglais ne débarqueraient ni sur les côtes d’Europe ni sur les côtes d’Asie. Ce n’est pas un état de collision, c’est, si l’on veut, une attitude d’observation dénuée de confiance de part et d’autre. L’Autriche, elle aussi, après avoir bien patienté, en est venue à s’inquiéter ; elle s’est même décidée à quelques arméniens, et elle n’a pas craint de déclarer ces jours derniers dans ses parlemens, à Vienne comme à Pesth, qu’elle ne pourrait accepter quelques-unes des conditions de la paix qui se prépare a San-Stefano. De toutes parts on se réserve, on attend, de sorte qu’après avoir commencé par une guerre qu’elle avouait elle-même l’intention de localiser, la Russie a conduit les choses au point où toutes les politiques se retrouvent forcément en présence, où il semble qu’il n’y ait plus qu’un pas à faire pour que la lutte change de caractère et gagne l’Occident. Voilà la vérité telle qu’elle apparaît à travers tous les demi-jours diplomatiques.

C’est assurément une situation étrange, et si elle est la dangereuse suite des entraînemens de la Russie impatiente de saisir une occasion favorable, elle est aussi, il faut bien l’avouer, la rançon des faiblesses, des contradictions, des méprises de la politique des principales puissances de l’Occident. L’Angleterre et l’Autriche ont été sans doute liées par toute sorte de considérations. Elles avaient à consulter l’état du monde, les conditions nouvelles de l’Europe, les circonstances, leurs propres moyens, même leurs embarras intérieurs. Elles ont cru que pour le moment le plus prudent était de s’abstenir, de limiter autant que possible le feu, de laisser la Russie satisfaire jusqu’à un certain point sa passion civilisatrice sur la Turquie ; elles ont pensé qu’elles arriveraient assez tôt pour sauvegarder leurs intérêts les plus directs, ce qu’elles ont appelé les « intérêts anglais, » les « intérêts autrichiens, » et elles se réveillent maintenant en présence d’un état violent où elles voient ces intérêts en péril, où elles n’auraient plus même au besoin la ressource de trouver un point d’appui dans cet empire ottoman devenu l’allié contraint de son adversaire d’hier. Plus d’une fois sans doute, dans ces dernières années et jusqu’à des temps récens, il y a eu des momens où un peu de résolution aurait suffi pour atténuer cette crise, pour détourner ou arrêter la guerre. On aurait pu tout au moins éviter les plus dangereuses extrémités en empêchant la Russie d’aller jusqu’au bout de ses entreprises, d’arriver à Constantinople et aux Dardanelles. On ne l’a pas fait, on a laissé courir les événemens, et ce qu’il y a de terrible aujourd’hui dans la situation, c’est qu’il n’y a point réellement d’issue pratique, c’est que tout est devenu plus compliqué,