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poumons, et les musiciens joueraient à grand orchestre sans jamais faire usage, ni les uns ni les autres, du piano ou de la mezza voce. Il en résulte à la longue une monotonie un peu fatigante. À force d’entendre vibrer toujours la même corde, l’oreille cesse d’être aussi sensible et finit par s’assourdir un peu. Cette exagération constante de l’expression explique pourquoi George Sand arrive si rarement à son but lorsqu’elle veut émouvoir la sensibilité. Elle n’a pas le don des larmes. Ni la mort de Lélia, ni celle de Lucrezia Floriani, ne parviennent à nous attendrir. Celle même de Geneviève, dans André, n’y réussit qu’à moitié. Certes elle est touchante, la scène où la pauvre fleuriste fait apporter sur son lit ces tubéreuses qu’elle aimait à reproduire autrefois et dont le parfum doit aujourd’hui l’aider à mourir ; que l’on compare cependant cette scène, je ne dirai pas même avec le récit de la mort de Manon Lescaut, mais avec la dernière lettre de Bernerette à Frédéric, et l’on verra si la sensibilité du talent était du côté de la femme ou du poète.

Je voudrais essayer de montrer plus clairement comment, par un peu d’emphase et d’exagération, George Sand détruit souvent l’effet qu’elle veut produire, en comparant la manière différente dont une situation absolument identique a été traitée par elle et par un auteur étranger, justement célèbre, mistress Gaskell. Tout le monde a lu le roman de Mauprat, qui serait un chef-d’œuvre de narration vivante et animée, si les théories du bonhomme Patience et de l’abbé Aubert ne venaient trop souvent alourdir le récit. Le roman se termine par un procès où le héros, Bernard de Mauprat, est injustement accusé d’avoir assassiné par jalousie sa cousine Edmée. Son sort dépend en grande partie de la réponse que fera Edmée dans sa déposition, lorsque le juge lui demandera si elle a repoussé ou accueilli l’amour de son cousin. Certes la situation est dramatique, si dramatique que dix ans plus tard mistress Gaskell, qui (je le lui ai entendu dire à elle-même) n’avait jamais lu Mauprat, l’a reproduite dans Mary Barton.

Dans ce roman, très-célèbre en Angleterre, un ouvrier, James Wilson, est accusé d’avoir assassiné, par jalousie également, le fils du propriétaire de l’usine où il travaille, Henry Carson, qui faisait en même temps que lui la cour à Mary Barton. Le sort de James dépend aussi en grande partie de l’aveu que Mary sera obligée de faire à l’audience de sa préférence pour James ou pour Henry. On voit que, si la condition sociale des personnages est différente, la situation est absolument la même. Voyons comment les deux auteurs l’ont traitée, et commençons par Mauprat. Lorsque le juge insiste auprès d’Edmée pour obtenir l’explication de sa conduite à l’égard de Bernard, Edmée s’écrie en se levant tout à coup : « Cet