Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/521

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donnons à nous-mêmes conscience de notre indépendance légitime, de notre droit. L’enfant veut affirmer son droit en faisant exactement le contraire de ce qu’on lui commande, afin de se donner le spectacle du pouvoir qu’il possède ou croit posséder sur les contraires, de son pouvoir législatif et exécutif. — En second lieu, nous pouvons nous montrer indépendans de tous les motifs à la fois (au moins en apparence) et agir indifféremment sans raison visible ; seulement, alors même que nous paraissons ainsi vouloir sans raison, il y a toujours une dernière raison qui subsiste et entraîne le reste par un déterminisme caché, à savoir l’idée même que nous pouvons agir sans raison. Chacun connaît ces jouets de physique qui, une fois couchés horizontalement, se redressent eux-mêmes sans cause visible : une balle de plomb cachée dans leur pied et plus lourde que tout le reste suffit à les entraîner et à déterminer leur position. Ainsi se produit l’apparente liberté d’indifférence, l’indétermination apparente, le caprice, qui n’est encore qu’une forme du déterminisme. Là aussi l’homme croit trouver un second moyen d’affirmer son droit : Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas ; c’est une sorte de despotisme arbitraire auquel les enfans se plaisent, parce qu’ils y trouvent un procédé facile pour manifester leur autonomie, pour se donner à eux-mêmes l’illusion d’une sorte de droit absolu et royal. — En troisième lieu, nous pouvons agir indépendamment de tout motif particulier et de toute fin bornée ou matérielle, nous pouvons placer notre but au-delà de toutes limites, vouloir universellement, vouloir le bien de l’humanité entière et du monde entier ; en cela consiste la moralité, qui, encore une fois, n’est pas l’absence de tout motif, mais la prépondérance du motif universel et désintéressé. Cette prépondérance marque le retour de la volonté à soi, la possession complète et virile de la volonté par elle-même, par conséquent sa vraie liberté. Là aussi nous trouvons la plus haute conscience du droit ; c’est le point où notre indépendance personnelle nous apparaît comme liée à l’indépendance de tous les autres êtres, où notre droit nous apparaît comme ayant son complément dans le droit de tous. Le droit, en un certain sens, est l’amour supérieur de soi, mais en tant que cet amour est compatible avec l’égal amour des autres pour eux-mêmes ; il est l’instinct supérieur de conservation et surtout de développement, mais il est aussi l’instinct de désintéressement, parce que, dans cette haute région, les vrais intérêts moraux se confondent et la dignité de l’un appelle la dignité de tous.

Telles sont les trois principales phases par lesquelles nous obtenons, dans la pratique, une approximation croissante de la liberté idéale[1].

  1. A notre avis, la seule liberté pratique compatible avec la science est cette puissance intérieure de développement qui peut toujours aller en avant et se rapprocher de l’idéal, non par des moyens miraculeux, mais par des moyens naturels et intellectuels, formant eux-mêmes un déterminisme. Quel est dans la pratique l’homme physiquement libre ? Celui qui peut avancer sans cesse, qui a l’espace ouvert devant lui sans qu’aucun lien puisse le fixer définitivement en un point immobile. Quel est dans la pratique l’homme moralement libre ? Celui dont la volonté peut toujours se développer et franchir successivement tous les motifs, tous les mobiles, toutes les fins particulières. Dans cette conception se rapprochent et s’unissent le naturalisme et l’idéalisme. En effet, notre tendance à la liberté agit au sein de la nature et de la société, non plus dans un monde de « noumènes, » comme celui que Kant a imaginé ; elle n’est pas transcendante, mais immanente ; elle ne se confond pas avec cette liberté appelée par Kant et Schopenhauer liberté intelligible, qui pourrait s’appeler aussi bien liberté inintelligible. Elle n’est pas essentiellement distincte de l’intelligence même, de la réflexion, qui est sa forme et sa manifestation consciente ; elle agit pur l’idée, elle est elle-même une idée en voie de développement, et, trouvant son moteur dans la conscience de soi, elle est ainsi son moteur à elle-même. Tout se développe, et le monde entier évolue ; comprendre cette loi universelle, aider avec réflexion à ce qu’elle se réalise autour de nous, en nous, par nous, voilà notre privilège. C’est ce pouvoir de développer avec réflexion toutes nos facultés, de devenir tout ce que nous pouvons être, de remplir peu à peu notre idéal d’indépendance individuelle et d’union avec l’universalité des êtres, qui constitue notre liberté pratique ou progressive.