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et à confondre ce qui sera avec ce qui fut, amour trop exclusif des déclarations de principes et négligence dans les applications, dédain exagéré de l’intérêt et de la force, ces organes nécessaires du droit, bref les excès de l’enthousiasme joints au manque d’esprit positif.

Le temps est venu de distinguer plus nettement ce qui doit être de ce qui est, l’idée du fait matériel. Quand on a soin de ne pas confondre le domaine de l’idéal et celui du réel, on ne risque pas de perdre le sentiment de la réalité même et on est plus capable de plier celle-ci peu à peu, par des moyens termes savamment combinés, à cet idéal dont on veut hâter la réalisation.

Pour nous, nous avons accepté à la fois en leurs principes positifs les trois doctrines de la force, de l’intérêt, du droit, et nous les avons superposées dans leur ordre hiérarchique, de manière à former une sorte de construction dont les assises multiples se supportent l’une l’autre depuis la base jusqu’au sommet. Les fondemens les plus matériels de l’édifice nous ont été fournis par la théorie allemande de la force : sans la force rien n’est possible, et tout ce qui a la réalité a aussi la force ; mais l’organisation des forces ne se comprend pas sans celle des intérêts, et là se place la philosophie anglaise, dont le point de vue nous a paru plus élevé. La conciliation des forces et des intérêts était facile : ce sont choses qui se complètent, ou plutôt c’est la même chose sous deux aspects, l’un extérieur, l’autre intérieur[1]. Plus difficile est la conciliation de l’idée française du droit avec les deux autres principes : elle nous aurait même semblé impossible si nous n’avions pas assigné à ces principes divers des domaines divers. Selon nous, comme on l’a vu, le domaine du droit est l’idéal, le domaine des forces et des intérêts est la réalité. C’est ainsi par de pures idées, les plus hautes qu’on puisse concevoir, que l’édifice entier s’achève. La force et l’intérêt sans le droit, ce serait la vie sans idéal ; le droit sans la force et sans l’intérêt, ce serait l’idéal sans vie. Mais en fait l’idéal est lui-même une force, puisqu’il meut l’humanité et semble mouvoir le monde même ; il est un intérêt, puisqu’il est le besoin incessant de la pensée et le perpétuel objet du désir. Ainsi la théorie que nous proposons réconcilie les- autres : elle est à la fois un naturalisme et un idéalisme, elle conserve tous les faits, elle conserve aussi toutes les idées, et elle s’efforce de rapprocher peu à peu les faits et les idées, jusqu’à ce terme infiniment éloigné où leur séparation serait réduite à néant, où la force suprême et l’intérêt suprême coïncideraient avec la liberté.

Notre philosophie sociale et politique, en France, doit avouer

  1. L’un est relatif à la « catégorie de la causalité, » l’autre à celle de la finalité.