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division jusqu’au sein du cabinet. Forts de leur passé et assurés de la confiance publique, un Pitt, un Canning, un Palmerston n’auraient pas hésité à prendre une initiative énergique ; mais lord Beaconsfield, malgré ses grandes qualités, n’a jamais été populaire, et il n’est entouré que de médiocrités ou d’hommes trop jeunes pour avoir encore acquis de l’autorité. En rédigeant le protocole de Londres, lord Derby avait entrevu l’honneur de dénouer pacifiquement une crise redoutable, et de réussir où la conférence de Constantinople avait échoué. La faiblesse humaine autorise à croire que, lorsque le refus de la Turquie eut fait évanouir cette flatteuse espérance, le ministre anglais vit sans trop de déplaisir la Russie se charger de donner une leçon aux ministres du sultan. Il crut, comme les Russes eux-mêmes, à une campagne de courte durée, dont le résultat serait d’imposer aux Turcs l’exécution du programme de la conférence. Quand le prince Gortchakof, en donnant des assurances satisfaisantes relativement à Constantinople et à l’Égypte, parla d’autonomie pour les Bulgares, lord Derby n’y vit qu’un des points du programme commun des puissances : il négligea de demander quelle extension la Russie entendait donner à la Bulgarie, qui n’existait point à l’état de province avec des limites définies, et quelle sorte d’autonomie elle comptait stipuler en faveur des Bulgares ; quant à la cession de Batoum, que la Russie comptait obtenir comme indemnité de guerre, le ministre anglais n’y attacha point d’importance. Une conversation avec le comte Schouvalof ne tarda pas cependant à lui faire connaître le programme de la Russie dans toute son étendue, mais lord Derby ne paraît point en avoir fait l’objet d’observations sérieuses ; il n’insista pas quand le prince Gortchakof eut déclaré ne pouvoir arrêter les limites de la Bulgarie aux Balkans. Lord Derby ne signala ni au gouvernement russe ni aux autres cabinets ce que le programme dont il avait reçu communication avait d’excessif et d’inacceptable pour l’Angleterre : il se garda surtout d’en instruire le parlement, qui venait d’approuver à une grande majorité le maintien de la neutralité, et dont les dispositions auraient pu être modifiées par la révélation des intentions de la Russie. Le cabinet anglais s’arrêta à la ligne de conduite à laquelle le gouvernement autrichien dut aussi se résigner : laisser provisoirement le champ libre à la Russie, et demander à celle-ci, lors du règlement de la paix, l’abandon d’une partie de ses exigences, comme si des concessions ne devaient pas être plus difficiles à obtenir d’un pays victorieux que d’un belligérant incertain de la victoire.

Rien ne vint donc avertir le public anglais et lui faire pressentir que les négociations pour le rétablissement de la paix donneraient presque fatalement naissance à une crise européenne. C’est