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ou les Normands, si, après avoir conquis la Gaule ou l’Angleterre, ils s’y étaient donnés pour d’anciens possesseurs revenus dans leurs foyers. Il n’y a, dans les vraies traditions du monde hellénique remontant au-delà du XIe siècle et consignées dans les chants homériques ou ailleurs, aucun indice de la présence des Doriens. Ils furent donc des nouveaux venus, des conquérans usurpant une place déjà occupée. L’organisation militaire qu’ils se donnèrent pour maintenir sous le joug ou pour asservir les cités grecques est une preuve qu’ils étaient comme des étrangers dans le pays. En réagissant contre eux, la société hellénique tendait sans cesse à les rejeter de son sein, à les réduire à l’impuissance ou à se les assimiler. Elle y réussit en partie ; mais elle ne put jamais ni dompter ni helléniser les Spartiates. Sparte fut le seul état qui resta purement dorien ; ce fut une sorte de camp où toutes les fonctions de la vie sociale étaient subordonnées au principe militaire. Comme le petit nombre d’hommes qui formait cette oligarchie n’admettait aucune recrue, il alla sans cesse en diminuant et s’éteignit spontanément. Quant aux autres états du Péloponèse et de la Grèce où l’invasion avait pénétré, la race dorienne y subit plus ou moins vite l’influence des vaincus, à la fois plus nombreux et plus civilisés : de sorte que l’esprit des Hellènes finit par y recouvrer sa prépondérance légitime.

Mais l’établissement des Doriens en Grèce eut pour conséquence d’introduire un élément de discorde entre les cités, de les partager en deux groupes opposés l’un à l’autre et de faire naître dans chacune d’elles deux partis antagonistes. Le parti dorien tendait à l’oligarchie et avait pour but de fonder la société sur le privilège. L’autre parti, que l’on pourrait appeler hellénique ou national, poursuivait ou maintenait l’égalité des citoyens et cet ensemble de principes qui depuis lors ont constamment fait le fond de toutes les démocraties anciennes ou modernes. Les conquérans eurent pour descendans ou pour fauteurs dans la plupart des villes ceux qui prirent le nom d’eupatrides, c’est-à-dire de nobles, tandis que les doctrines démocratiques étaient soutenues par l’ancienne population. L’équilibre social se trouva donc rompu, sans que cette rupture profitât à personne. La société grecque, qui, par les anciennes royautés et par ces diètes nationales auxquelles on avait donné le nom d’amphictyonies, s’acheminait autrefois vers l’unité, éclata, pour ainsi dire, en morceaux. On ne saurait qualifier de guerres civiles les luttes prolongées des cités helléniques, puisque les adversaires n’étaient pas citoyens d’un même état, et que les Doriens, quoique appartenant à la race aryenne comme les Hellènes, n’avaient jamais reconnu les principes du droit hellénique, qui condamnaient leurs usurpations et les eussent ramenés à l’égalité.