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Elle lut dans un journal que Bogolubof avait été fouetté, et, pour venger Bogolubof, qu’elle ne connaissait pas, elle attenta à la vie du général Trepof, qu’elle connaissait encore moins. Puis lorsqu’elle comparut devant la cour d’assises, elle raconta ce qu’elle avait fait, sans ambages, sans déguisement, sans précautions et sans mouvemens oratoires. Ses juges furent frappés de la modestie de son maintien, de la franchise et de la simplicité de son langage. Elle déclara qu’elle avait vu dans le supplice infligé à Bogolubof un insolent outrage à la dignité humaine, qu’en blessant ou en tuant le général Trepof elle avait voulu l’empêcher de recommencer, qu’elle s’était proposé de faire un exemple, de donner une leçon aux grands de la terre et de réveiller de sa torpeur l’opinion publique dont les indignations sont trop courtes, dont les oublis sont trop faciles. Ce que les nihilistes reprochent le plus à ce qu’ils appellent « leur sainte et abominable Russie, » c’est sa torpeur, c’est son sommeil. Ils se plaignent que leur peuple est un grand endormi, dont la main inerte pend à son côté. — « Tout dort, disent-ils ; partout, au village, à la ville, en télègue, en traîneau, le jour, la nuit, assis, débout, le marchand, le tchinovnik dort ; dans sa tour dort le veilleur sous le froid de la neige, sous l’ardeur du soleil. Et le prévenu dort, et le juge sommeille, les paysans dorment d’un sommeil de mort ; ils moissonnent, ils labourent, ils dorment ; ils battent le blé, ils dorment encore. Celui qui frappe et celui que l’on frappe dorment également. Seul le cabaret veille, l’œil toujours ouvert. Et serrant entre ses cinq doigts un cruchon d’eau-de-vie, le front au pôle nord et les pieds au Caucase, dort d’un sommeil éternel notre patrie, la Russie sainte. »

Le 12 avril, on a demandé aux jurés : — L’accusée Vera Zassoulitch est-elle coupable d’avoir tiré un coup de revolver sur le général Trepof dans une intention homicide ? — Les jurés ont répondu non, et on assure que ce verdict pourrait bien avoir pour conséquence la suppression du jury en Russie, auquel cas cette institution n’y aurait eu qu’une bien courte existence, car il n’y a guère que dix ans qu’elle a commencé de fonctionner. Ceux qui l’ont établie avaient pris leurs précautions. Ils avaient décidé que le jury ne jugerait point les délits de presse. Ils avaient décidé aussi que, pour remplir les fonctions de juré, il fallait offrir certaines garanties, avoir un certain âge, un certain revenu et un domicile fixe, qu’au surplus il n’y aurait que 1,200 jurés dans les deux capitales de l’empire, 400 dans les cercles possédant 100,000 habitans ou plus, 200 dans les cercles les moins peuplés. Le rôle général une fois formé, une commission fait un triage et s’applique à ne prendre que la fleur du panier. Malgré ces précautions, le jury de Saint-Pétersbourg a fourni matière à bien des plaintes ; on lui a reproché souvent l’excès de ses indulgences, la facilité de ses acquittemens.