avait disparu dans son triomphe. On s’y attendait : il ne pouvait venir à l’esprit de personne que la police secrète respectât le verdict du jury. Les dieux ne tiennent pas compte des arrêts prononcés par des bouches humaines. La police secrète se soucie fort peu des décisions des tribunaux. On assurait que prévoyant l’acquittement, la 3e section avait pris toutes ses mesures pour enlever Vera après sa mise en liberté, pour l’interner quelque part et lui faire expier son triomphe éphémère. Jadis, en dépit d’une ordonnance de non-lieu, la police avait bien su la reprendre. Après deux longues années de captivité préventive, à peine rendue à sa mère, Vera avait vu paraître un officier de police qui lui avait dit : — J’ai l’ordre de vous arrêter et de vous conduire à la prison intérimaire. — Mais toute instruction a cessé contre moi. — C’est ce que je ne puis savoir. — Et l’officier avait pris Vera, elle fut incarcérée et bientôt après bannie. Qui pouvait croire qu’il n’en fût pas de même en 1878 ? On prétendait même que cette fois le bannissement ne serait pas considéré comme une peine suffisante, et amis ou ennemis, parmi les curieux qui avaient assisté à son jugement, beaucoup s’étaient dit : Regardons-la bien, nous ne la reverrons plus. D’autre part, personne ne doutait que les sociétés secrètes ne missent tout en œuvre pour disputer sa proie à la police. A qui est demeurée la victoire dans cette lutte entre des agens secrets et des conspirateurs plus secrets encore ? Qui l’a emporté de l’officier bleu ou du termite, et par qui Vera a-t-elle été enlevée ? On l’ignore. A la vérité, un journal a publié dès le lendemain une lettre écrite de sa main, par laquelle Vera annonçait qu’elle était en sûreté. On a cru et on persiste à croire que cette lettre était apocryphe, qu’elle émanait de la 3e section. En vain le journal qui l’a publiée a-t-il été supprimé. Comédie ! a-t-on dit. Étrange société, gouvernée par des forces occultes et qui ne croit plus à rien qu’à la puissance miraculeuse des gens qu’on ne voit pas ! Où est Vera Zassoulitch ? Vera Zassoulitch est-elle encore de ce monde ? Peut-être le saura-t-on quelque jour, peut-être ne le saura-t-on jamais.
Un Turc disait à ce propos : — Avant de résoudre définitivement la question d’Orient, avant de nous condamner à repasser le Bosphore, ou même avant de se prononcer sur le traité de San-Stefano, avant de fixer les limites de la Bulgarie, avant de décider si cette nouvelle province russe s’arrêtera au pied du Balkan ou s’étendra jusqu’à la mer Egée, l’Europe devrait attendre de savoir ce qu’est devenue Vera Zassoulitch.
G. VALBERT.