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dont l’exécution eût peut-être fouetté l’énergie un peu somnolente du gouvernement de Versailles. On s’attendait du reste si bien à être obligé de livrer bataille ; que M. Méline vint rendre compte au gouverneur des dispositions prises pour défendre la Banque, dont la situation devenait très singulière. Elle avait remis la veille un million au comité central, pour payer les fédérés, et de la même main elle donnait 50,000 francs à M. Tirard, maire du IIe arrondissement, 20,000 francs à un adjoint du VIIe, 500,000 francs au comité du IIe arrondissement et à l’amiral Saisset pour solder la résistance ; en outre, elle acquittait les mandats que Versailles tirait sur elle ; du 20 au 30 mars, elle envoya plus de 15 millions de francs au gouvernement régulier, par des trésoriers payeurs, par des inspecteurs des finances qui risquaient au moins leur liberté, et qui eurent le bonheur de déjouer la surveillance très active que Raoul Rigault avait immédiatement organisée autour de la Banque. Le but qu’elle poursuivait énergiquement et avec sagacité, par des moyens qui pouvaient sembler contradictoires, était le même : endormir le cerbère de la révolte en lui jetant le gâteau de miel, fortifier le parti de l’ordre en subvenant à ses besoins.

Le soir du 21 mars, à la veille de la manifestation pacifique qui le lendemain devait se disperser, rue de la Paix, sous les coups de fusil du comité central, le gouverneur voulut se rendre compte par lui-même de l’état de Paris. Accompagné de M. de la Rozerie, dont j’ai déjà parlé, et lui donnant le bras, il sortit. La rue de la Banque, la place de la Bourse, militairement occupées par les gardes nationaux restés fidèles au gouvernement régulier, lui parurent avoir un aspect rassurant. Les boulevards étaient couverts par une foule compacte de promeneurs et de curieux dont le flot houleux ondulait lentement sur les trottoirs. Les cafés étaient pleins ; on se gourmait autour des marchands de journaux ; on s’arrêtait, on formait des groupes pour discuter, et, selon les opinions auxquelles appartenaient les ergoteurs de politique, on maudissait Versailles ou l’Hôtel de Ville. De toutes les conversations que l’on pouvait saisir au passage, il résultait clairement que personne ne comprenait rien aux événemens qui s’étaient produits. Quelques drapeaux rouges, qui avaient prématurément apparu dans la journée, avaient été hués ; on avait ri en les voyant et l’on avait haussé les épaules. On se demandait quels étaient les hommes du comité central, ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils comptaient faire, et l’on n’en savait rien. Pour pouvoir répondre, il eût fallu être initié aux sociétés secrètes, être un familier des recherches de la police, avoir compulsé les dossiers des procès politiques, avoir fréquenté ces réunions publiques où l’on reconstituait si facilement la société au milieu de la