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notre incurable misère, il nous doit bien de les remplacer et de nous assigner un motif raisonnable de vivre, un but vers lequel nous puissions diriger utilement notre vie errante dans le vide, dispersée dans l’inutile, sacrifiée à des chimères. C’est de la considération du processus universel et de la fin où il tend que se déduira le principe positif qui doit désormais régler l’action humaine. La logique exige que l’homme ne sépare plus sa cause de celle de l’univers et qu’il fasse, comme dit Hartmann, « des fins de l’Inconscient les fins de la conscience. » Sous deux aspects, c’est le même problème : renoncer à l’être pour soi-même, amener le Tout à s’anéantir. Tel est, dans sa vague et abstraite généralité, l’important « concept de la délivrance, » qui occupe une si grande place dans la philosophie de la Volonté et dans celle de l’Inconscient. Il ne s’agit de rien moins que de racheter les souffrances de ce Prométhée cosmique, de l’être unique et universel qui vit dans l’humanité, mais qui vit aussi dans le reste de la nature. Le mal suprême étant l’existence, la loi de la souffrance est universelle ; elle n’a ni exceptions ni limites, elle s’étend aussi loin que s’étend l’être, bien au-delà du point obscur où la conscience éclôt, bien au-delà même de celui où la forme organique apparaît ; elle retentit vaguement dans la vibration du dernier atome d’éther. Mais, si tout ce qui existe souffre, seule l’humanité sait qu’elle souffre, et seule elle peut travailler à la délivrance ; c’est grâce à elle que doit cesser ce tourment sans trêve que l’absolu s’impose à lui-même par cet effort vers l’existence toujours renaissant et toujours châtié par la douleur. Le remède, il est vrai, n’est pas d’une application aisée. Pour amener l’humanité à le concevoir, pour la convaincre de son efficacité, pour la décider à l’appliquer il faudra bien du temps, de longs efforts, et de nombreuses générations de pessimistes s’épuiseront à cette tâche. Mais aussi quelle gloire de conduire le monde au terme suprême, au dénoûment de cette tragédie lamentable où nous sommes jetés malgré nous, sans avoir été consultés, acteurs et spectateurs pêle-mêle, et dans laquelle nous avaient précédés tant de siècles silencieux, les innombrables et lentes évolutions de la vie organique et de la nature inorganique, victimes muettes de la même fatalité, personnages obscurs de ce drame infini et mystérieux des choses !

L’énigme de la douleur, qui est l’énigme même de l’univers, c’est donc l’homme qui est destiné à la trancher par la pensée et par l’action. Sur ce point, Schopenhauer et Hartmann s’accordent. Il faut voir avec quel accent mystique tous deux nous convient à l’œuvre grandiose du salut. On croirait entendre tantôt des prophètes, tantôt des mystiques, toujours des inspirés. « Nous