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vivre et se trouverait dans la même situation que celle où il était immédiatement avant l’apparition du premier homme sur la terre. L’Inconscient saisirait la première occasion de créer un nouvel homme ou une espèce analogue, et toutes les misères de la vie reprendraient leurs cours[1].

Ce qu’il faut pour procurer à l’univers le bienfait de la libération finale, c’est un moyen d’agir non pas sur la volonté individuelle d’un homme ou sur la volonté générique de l’espèce humaine, ce qui est encore bien insignifiant, mais sur la Volonté universelle, sur le principe même des choses, en le retournant de l’être vers le néant. Ici la question s’élève et se généralise : il ne s’agit plus du suicide d’un homme ou d’une espèce ; il s’agit du suicide d’un monde. M. de Hartmann a la bonne foi de nous avouer que cette opération est difficile, et nous l’en croyons sur parole. Cet acte mettra un terme au processus de l’univers ; « ce sera l’acte du dernier moment, après lequel il n’y aura plus ni volonté ni activité, après lequel, comme dit saint Jean, le temps aura cessé d’exister. » — L’humanité sera-t-elle capable de ce haut développement de la conscience, qui doit préparer cet acte suprême, le renoncement absolu de la Volonté ? Ou bien une race supérieure d’animaux apparaîtra-t-elle sur notre terre pour reprendre la tâche interrompue de l’humanité et atteindre le but ? Ou bien enfin notre terre est-elle destinée à être le théâtre de nos avortemens et ira-t-elle augmenter le nombre des astres glacés, léguant le splendide héritage de l’effort et du succès à quelque planète invisible ? Tout cela est incertain ; mais ce qui est certain, c’est que, en quelque endroit que le drame s’achève, le but et les élémens du drame seront les mêmes que dans le monde actuel. On peut donc, pour plus de clarté, supposer que c’est l’humanité qui est destinée par ses aptitudes à conduire le processus du monde à son couronnement, l’anéantissement final. M. de Hartmann a tenté de nous donner une idée de cette fin de l’évolution du monde, dans le cas où ce serait l’homme, et non une autre espèce inconnue, qui serait appelé à résoudre le grand problème. Dans les voies étranges que nous ouvre ici la colossale fantaisie d’un penseur, suivons-le d’aussi près que possible ; en fermant notre esprit aux objections, et soyons un instant dociles pour essayer de comprendre. La chose est ardue.

La première condition pour que le terme de l’évolution soit atteint, c’est qu’il arrive un jour où l’humanité concentre dans son sein une telle masse d’intelligence et de volonté cosmiques, que la somme d’intelligence et de volonté, répartie dans le reste du

  1. Philosophie de l’Inconscient, t. II, p. 493.