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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/365

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Les dieux ! Louis XV et ses prédécesseurs sans doute, le comte du Barry peut-être et la légion des amans de la Belle Bourbonnaise ! Le patriarche de Ferney n’y regardait pas de si près. Il avait de bonne heure médité cette leçon de la duchesse de Bourgogne, que sous les reines ce sont les hommes qui gouvernent, mais que ce sont les femmes sous les rois et sous les régens. Il poursuivait à la fois fortune, honneurs et popularité. Il allait donc à la popularité par les lettres, par le théâtre surtout, dont les succès l’enivraient encore jusque dans sa vieillesse ; il allait aux honneurs par les ministres et les favorites, à la fortune par les traitans.

Il y avait un personnage, en effet, qu’en ce temps-là l’auteur d’Œdipe et de Marianne flattait plus sincèrement encore qu’il ne faisait aucune maîtresse royale : c’était le cardinal Dubois, qu’il ne balançait pas à louer en vers par-dessus le cardinal de Richelieu lui-même et qu’il suppliait en prose « de l’employer à quelque chose. » Mieux encore, à force de zèle il provoquait les bontés de l’éminence et lui donnait d’abord un court échantillon de ses talens de policier diplomatique en lui déterrant quelques renseignemens sur un obscur comparse de la finance et de la politique, « Salomon Lévy, juif, natif de Metz. » Il se croyait né pour la diplomatie. Et le même homme qui plus tard, dans la seconde préface de Zaïre, devait louer à si grand fracas, l’Angleterre d’avoir fait du marchand Falkener un ambassadeur à Constantinople de sa majesté britannique, savait bien que dans le siècle précédent ni les Colbert, ni les Louvois n’avaient grandi sur les genoux d’une duchesse ; il savait bien que Dubois, fils lui-même d’un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, avait fait de l’acteur Destouches un chargé d’affaires à Londres de sa majesté très chrétienne. En 1788, ces coups d’encensoir à Dubois ne laissèrent pas d’embarrasser les éditeurs de Kehl, — Condorcet et Beaumarchais. — Ils mirent une note aux vers de Voltaire, comme quoi « Fontenelle et Lamotte avaient loué Dubois avec autant d’exagération. » Là-dessus, tous éditeurs, commentateurs et biographes de renchérir à l’envi : c’était une dure nécessité des temps que ces flatteries aux puissans du jour ; l’homme de lettres à peine émancipé de sa condition subalterne avait encore besoin d’appuis, de protecteurs, de patrons influens ; — c’était le prix dont on payait la liberté de penser et la permission de parler à peu près comme on pensait. Ils oublient que ni nos grands hommes du XVIIe siècle n’ont rabaissé leur talent à ces honteux usages, ni les Montesquieu, les Buffon, les Rousseau, les Diderot ou les D’Alembert au XVIIIe siècle. Pourquoi donc le seul d’entre tous qui se soit dérobé derrière l’anonyme toutes les fois qu’il y avait quelque danger à courir serait-il recevable à dissimuler ses bassesses sous ce prétexte trompeur et cette fausse excuse ?