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— Oh ! mes enfans, dit mélancoliquement Jacob, que tout ceci est triste ! Quand je pense que nous sommes mortels, que nous pouvons tout à coup, à l’improviste, fermer les yeux et que nous ne serons pas ensevelis par nos frères, qu’il ne se trouvera personne de notre peuple pour dire le kadisch sur notre tombeau !.. Maintenant même nul ne célèbre nos fêtes avec nous, nul ne se lamente, nul ne prie avec nous aux jours de deuil !.. Quand je pense à tout cela sur mes vieux jours, je me demande si je n’ai pas péché en m’exposant à être enterré comme un chien…

Les yeux de Jacob se remplirent de larmes, et ses enfans, surpris, se demandèrent pourquoi, vigoureux qu’il était encore, le père s’abandonnait à ces lugubres pressentimens. Les scrupules qu’il exprimait étaient justes d’ailleurs. Josef en convint, puis, après s’être recueilli une minute, il reprit joyeusement :

— Ne vous tourmentez plus ; il me vient une idée ; je vais vous la dire, seulement n’en riez pas…

— Quelle est ton idée ?

— Parbleu ! nous ferons venir notre religion ici.

— Tu es fou !

— Vraiment non ! vous allez voir. Nous ferons venir dix garçons robustes et actifs qui s’occuperont des travaux agricoles, et nous aurons ainsi fondé une petite colonie juive, une congrégation juive.

— Mais le gouvernement ne permet pas aux juifs de séjourner dans la Russie du nord.

— Bah ! qu’est-ce qui représente ici le gouvernement ? Des employés que nous paierons pour être un peu myopes : que leur importe après tout que quelques juifs marchent derrière la charrue et battent le blé à Milatine ?

— Et le baron ?..

— Oh ! je me charge de celui-là. Le baron peut tout ce qu’il veut, et vous avez pu juger que j’avais quelque influence sur lui.

Trois mois après deux bâtimens en bois très propres s’étaient élevés derrière l’auberge. Ces bâtimens servaient de demeure aux colons dont plusieurs étaient mariés. Les femmes filaient et cultivaient le jardin pendant que les hommes travaillaient aux champs.

Josef et Baschinka formaient, comme l’avait dit le pope, un beau couple ; leur père semblait rajeunir à vue d’œil. Pour la première fois depuis des années il se trouvait entouré de coreligionnaires dont il était le chef spirituel aussi bien que temporel, car il prêchait et disait les prières.

Force était bien au baron de se taire. Un instant, il forma le projet d’ameuter ses serfs contre les juifs, mais il eut peur que Josef ne découvrît d’où partait ce complot et y renonça prudemment.