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de ce sommeil frère de la mort que connaissent bien les fugitifs lorsqu’une fois ils se croient en sûreté. Quand il se réveilla, le dimanche au petit jour, la rue du Chemin-Vert était occupée par un bataillon de ligne. Dès lors la fuite était impossible ; il attendit. Des perquisitions furent faites auxquelles il fut soustrait par l’inadvertance des soldats. Il fut imprudent ; pour se rendre méconnaissable, il avait coupé ses cheveux et sa barbe. A cet instant de suspicion universelle, c’était se dénoncer. Le logeur remarqua la métamorphose et, dès le lundi 29, pria Jourde, — qu’il ne connaissait pas, — d’aller chercher asile ailleurs.

Jourde avait sur lui 9,770 francs, reliquat de son dernier compte, et des papiers d’identité très nombreux, — trop nombreux peut-être, — au nom de Roux : passeport, cartes d’électeur, lettres, quittances de contribution, laisser-passer franco-allemand ; il y avait là une profusion de renseignemens qui devaient exciter les soupçons au lieu de les assoupir. Tout le jour, il vagua dans Paris, espérant peut-être que quelque porte compatissante s’ouvrirait devant lui. Dans cette longue promenade, il put comprendre à la joie de la population l’horreur que l’insurrection avait inspirée. Paris avait subi la commune ; mais délivré enfin, après toutes les saturnales qui l’avaient souillé, il se redressait contre elle, demandait la mort des coupables et les eût étranglés tous, s’il eût pu les saisir. Le Siècle constatait un fait douloureusement vrai lorsque, dans son numéro du 27 mai 1871, il écrivait : « La vie des citoyens ne pèse pas plus qu’un cheveu dans la balance de la justice populaire ; pour un oui, pour un non, on est fusillé. » Pendant quinze heures, Jourde marcha, et la nuit était venue depuis longtemps déjà lorsqu’il arriva rue de la Glacière, où demeurait un vieux chiffonnier, ancien ami de son père. Il connaissait cet homme depuis vingt ans, lui avait rendu service pendant son passage à la délégation des finances, et venait lui demander un asile sur lequel il avait droit de compter. Il fut accueilli par un refus, et, comme il insistait, sollicitant pitié pour sa lassitude, il s’entendit menacer d’une dénonciation immédiate. C’est dur d’avoir cru travailler au bonheur du prolétariat et d’être reçu de la sorte par un prolétaire. Il éprouva l’amertume des bannis, pour qui tout cœur se ferme et toute porte se clôt. Il erra dans les terrains déserts qui bordent la Bièvre, évitant les patrouilles, faisant des crochets pour passer loin des sentinelles nombreuses dans ce quartier, que l’on fouillait déjà pour y retrouver Serisier, l’assassin des dominicains d’Arcueil. Il voulut revenir vers le centre de Paris et fut arrêté à deux heures du matin, rue de Grenelle-Saint-Germain, par des gardes nationaux porteurs du brassard tricolore, que tous les fédérés du reste s’étaient empressés