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bataille décisive de sa carrière, il éprouvait le besoin d’être plus seul. L’appartement sous les toits comprenait deux pièces fort exiguës. On peignait dans la moins étroite, on couchait dans l’autre. C’est dans ce logement grand comme la main que, par l’intermédiaire d’un ami commun, Antonin Mulé, vers les premiers jours de l’année 1866, je connus Jean-Paul Laurens. Je vois encore un jeune homme élancé, à la barbe blonde, à la joue creuse sous la pommette saillante, à l’œil gris de fer, au nez imperceptiblement écrasé, m’accueillant à la porte non sans quelque mélange d’embarras.

Une toile qui devait figurer au prochain salon remplissait l’atelier. Laurens me fit les honneurs de son œuvre, m’en expliqua le sujet. Ce tableau, intitulé assez bizarrement Moriar, montrait Jésus recevant des mains d’un ange la couronne d’épines qui bientôt ceindra sa tête au Golgotha. La figure du Nazaréen, belle de douceur et de noblesse, me toucha peu, malgré la qualité supérieure du dessin ; mais en revanche l’ange à genoux, le front incliné, les traits enveloppés d’un voile comme redoutant la vue du Fils de Dieu, me saisit. L’artiste qui, ayant à représenter un Dieu, s’était efforcé de le trouver en des abstractions où manquent les muscles, les nerfs et le sang, quand il avait voulu créer le sombre ô messager céleste, était revenu franchement à la nature humaine, le commencement et la fin de l’art, et, au lieu de mettre aux pieds du Sauveur nous ne savons quel être malingre, sans vigueur comme tout ce qui n’a pas de sexe, y avait jeté une femme, une vraie femme, une femme à la splendide chevelure, au sein nu, robuste et forte, riche de tous les dons de la vie.

Laurens, en parlant de son art, s’échauffa, et, secouant sa gêne première, devint plus libre, plus communicatif. Il m’ouvrit ses cartons pour me montrer quelques dessins d’après la Bible. Je fus émerveillé. La composition avait généralement de la grandeur, et la ligne était d’une sévérité ample, d’une noblesse altière qui imposaient. Je me souviens d’une Vision d’Ézéchiel qui m’enchanta. Dieu le père, réfugié dans la hauteur des cieux, est environné d’une légion d’anges armés de glaives. Plusieurs envoyés de la colère divine se sont détachés des bataillons sacrés qui enveloppent Jéhovah, et, la trompette retentissante collée aux lèvres, volent au-dessus des hommes, vautrés aux jouissances de la bête. Cette scène, majestueuse et grandiose d’un côté, abjecte et sinistre de l’autre, était rendue avec une hardiesse, une fermeté de crayon, une entente sobre des détails, une disposition simple des êtres et des choses qui m’arrachèrent un cri d’admiration.

— C’est beau, cela, c’est très beau ! répétai-je lui serrant la main.

Nous étions devenus amis.