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— Je ne songe pas à le nier. Fra Angelico, Pérugin, Mantegna, quelques primitifs flamands, Van Eyck par exemple, quelques Allemands, Albert Durer surtout, furent de grands peintres religieux.

— Et Raphaël ? et Michel-Ange ? et Titien ? et Tintoret ? et les Véronèse ? et Ribeira ? et Rubens ? et Rembrandt ? et cent autres ? ..

— A mon avis, ceux-là se contentèrent d’être de grands peintres. Certes, je ne connais pas de scène, tant de l’Ancien que du Nouveau-Testament, où ces hommes prodigieux ne se soient essayés, et, si on ne craignait de se montrer peu respectueux en des matières si délicates et si hautes, on pourrait dire qu’ils ont mis une singulière obstination à tourner et à retourner la Trinité sous tous les aspects possibles. Leur œuvre est admirable, sublime, tout ce que vous voudrez ; mais dans ces splendeurs incomparables de la forme, dans toute cette richesse de la chair, matée par les sombres doctrines du moyen âge et brusquement ressuscitée des morts, dans ces rondeurs sensuelles, ces attitudes absolument humaines, je ne saisis pas la moindre trace d’inspiration religieuse. La renaissance, vouée à l’étude de l’antiquité grecque et romaine, chassa les anges dont les rêves mystiques des cloîtres avaient rempli le monder il n’y eut plus que des hommes désormais.

— Et c’est avec l’homme que l’art doit vivre ?

— Uniquement avec lui… A moins de vouloir condamner l’art à créer, comme vous le disiez vous-même très justement, des figures qui n’auront pas de poumons derrière les côtes et pas de cerveau derrière les os du front.

— C’est si beau, la Bible ! c’est si beau, l’Évangile !

— Vous avez raison. Mais, pour interpréter les Testamens, il faut y croire : voilà le difficile par le vent qui souffle au XIXe siècle. Un jour, Michel-Ange, regardant le Triomphe de la Vierge du maître de Fiesole, s’écria transporté d’admiration : « — Ce n’est pas possible, il faut que Fra Giovanni soit allé prendre ses modèles au paradis. » — Michel-Ange ne se trompait pas : Fra Giovanni, en effet, avait pris ses modèles au paradis, car sa foi lui en ouvrait les portes… Maintenant, pour en revenir à ce qui vous touche, comme l’ardeur de vos convictions religieuses ne me paraît point assez robuste pour porter votre essor jusqu’au ciel, au lieu de vous creuser la tête à chercher un type qui vous paraisse représenter Dieu, songeant aux conditions étroites de la peinture, imitez les maîtres de la renaissance et faites franchement des hommes, des hommes en chair et en os. Pour les fils de ce siècle, il n’est pas d’art en dehors de l’humanité…