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premier avait consolé la France du désastre de Waterloo, l’auteur du Vieux sergent et des Souvenirs du peuple, semblait prendre plaisir à corrompre la nation par des gaudrioles impies. C’est Proudhon qui l’a dit vigoureusement : « La plaisanterie et les gaudrioles de Béranger sont en général puisées à deux sources suspectes, l’impiété et l’obscénité. » Voilà le jugement d’une âme forte restée pure au milieu des délires de l’intelligence. Et voulez-vous connaître le verdict des intelligences délicates, des consciences raffinées ? lisez ces pénétrantes paroles de M. Ernest Renan : « Béranger attaque la religion par tous les côtés étroits, courts, plats et communs… Nous sommes blessés de son rire. Quand il raille l’huile sainte, il nous offense, car songez, disons-nous, à ceux que cette onction a consolés… Son dieu de grisettes et de buveurs, ce dieu auquel on peut croire sans pureté de mœurs ni élévation d’esprit, nous semble le mythe du béotisme substitué à celui de l’antique sentiment. Nous sommes tentés de nous faire athées pour échapper à son déisme, et dévots pour n’être pas complices de sa platitude. »

Le libéralisme de la restauration, à le considérer dans son ensemble, n’a jamais éprouvé de ces scrupules ; il en est resté au Dieu des bonnes gens. Et pourtant le souffle de la grande poésie se levait déjà sur le monde. Depuis 1820, l’auteur des Méditations avait ouvert à la pensée les perspectives de l’infini. Victor Hugo, Alfred de Vigny, chacun à sa manière, s’avançaient dans ces voies lumineuses. Eh bien ! curieux symptôme, par cela seul que ces jeunes poètes avaient retrouvé le sens des choses divines, on les écartait, bon gré, mal gré, des rangs de la société libérale. Lamartine se souvenait de cet affront lorsque, dès le lendemain de 1830, s’adressant à un des écrivains de cette école, à l’un des auteurs de la Villéliade devenu le porte-voix de la Némésis vulgaire, il lui disait magnifiquement :

La liberté ! Ce mot dans ma bouche t’outrage ?
Tu crois qu’un sang d’ilote est assez pur pour moi,
Et que Dieu de ses dons fit un digne partage,
L’esclavage pour nous, la liberté pour toi ? ..
Détrompe-toi, poète, et permets-nous d’être hommes :
Nos mères nous ont faits tous du même limon !
La terre qui vous porte est la terre où nous sommes,
Les fibres de nos cœurs vibrent au même son !
Patrie et liberté, gloire, vertu, courage,
Quel pacte de ces biens m’a donc déshérité ?
Quel jour ai-je vendu ma part de l’héritage,
Ésaü de la liberté ?
Va, n’attends pas de moi que je la sacrifie
Ni devant vos dédains, ni devant le trépas !
Ton Dieu n’est pas le mien, et je m’en glorifie ;
J’en adore un plus grand qui ne te maudit pas.