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tous leurs fruits, il faut que les institutions et les libertés s’acclimatent et s’enracinent. A un engoûment excessif a succédé dans l’opinion un dénigrement souvent outré. La vérité est qu’au milieu des traditions bureaucratiques, sous le poids des lisières dont ils sont embarrassés, devant la pénurie d’argent qui les arrêtait, les zemstvos ont à peu près donné au pays tout ce qu’un esprit sobre en pouvait espérer.

Le temps n’est pas encore bien loin où j’entendais de ces Russes, aujourd’hui si dédaigneux de leurs institutions locales, s’enorgueillir de leurs états provinciaux et s’en parer fièrement vis-à-vis de l’Occident, se vantant d’avoir suivi une meilleure voie que la plupart des peuples de l’Europe, se félicitant d’être entrés dans la liberté par la vie locale, par les franchises provinciales et municipales. « Grâce à Dieu et au tsar, me disaient-ils, nous n’avons pas, comme vous autres Français, débuté par des constitutions, par des chambres et des ministères responsables, par des libertés politiques, c’est-à-dire le plus souvent par la licence et les révolutions. Heureusement pour nous, notre gouvernement n’a pas écouté notre impatience. Alexandre II ne s’est pas laissé séduire par notre noblesse, qui, en dédommagement de l’émancipation de ses serfs, réclamait une charte. Nous n’avons pas comme vous, comme vos voisins d’Espagne ou d’Italie, passé d’un coup, sauté d’un bond, du régime le plus autoritaire à un régime de discussion, de division et d’énervement gouvernemental. Si nous avons pris la route la plus longue, nous avons pris la plus sûre. Nous marchons pas à pas pour avancer sans reculs ni chutes, allant du petit au grand, du simple au complexe, de la province et de la municipalité à l’état. Nous procédons logiquement, organiquement, comme la nature même. Vous nous trouvez arriérés et contens de peu parce que nous ne possédons encore que des franchises locales ; en réalité, nous sommes plus avancés que vous. Avec cette méthode, nous ferons plus de besogne en vingt ans de gouvernement régulier que vous en un siècle de révolutions ; Vous raillez nos humbles libertés, nos modestes constructions qui sortent à peine de terre ; laissez-nous faire, nous prenons notre temps, nous commençons notre maison par le bas, nous creusons lentement nos fondations au lieu d’élever, comme vous, à la hâte un rapide et fragile échafaudage, toujours abattu et toujours à recommencer. Ne méprisez point notre lenteur : sur les fondemens que nous posons aujourd’hui, nous assoirons un édifice plus solide et plus haut que toutes vos frêles constructions, trop dépourvues de base pour demeurer longtemps debout. »

En dehors des cercles officiels, il y aurait aujourd’hui peu de Russes à tenir un pareil langage. Ce n’est point que cette thèse n’ait