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couché au camp du Chiquihuite. Nous avions la tenue d’été : petite veste bleue, pantalon de toile, et, pour nous garantir du soleil, l’énorme sombrero du pays en paille de latanier, dur et fort, qui nous avait été fourni par les magasins militaires. Nos armes, comme celles des autres troupes du corps expéditionnaire, étaient la carabine Minié à balle forcée, alors dans tout son prestige, et le sabre-baïonnette. Deux mulets nous accompagnaient, portant des provisions de bouche.

Au bout d’une heure de marche environ, nous atteignîmes Paso del Macho, sur le bord d’un grand ravin sinueux, au fond duquel coule un torrent. Ce poste était occupé par une compagnie de grenadiers sous le capitaine Saussier ; une vieille tour en ruines, dominant le ravin, pouvait servir tout à la fois de lieu d’observation et de refuge. Nous n’y demeurâmes qu’un instant ; les officiers échangèrent quelques mots, puis se serrèrent la main, et après avoir franchi le torrent sur une étroite passerelle, d’un pas relevé, nous continuâmes notre chemin.

Nous suivions sur deux rangs serrés le milieu de la route ; il faisait pleine nuit encore, et le terrain, fort accidenté dans cette partie, couvert de bois et de hautes broussailles, pouvait cacher quelque embuscade. A certains endroits, des deux côtés de la voie, s’étendaient de larges éclaircies faites dans l’épaisseur du fourré par la hache ou l’incendie lors du passage des convois. Quant à la route elle-même, jamais réparée, défoncée par les pluies torrentielles de l’hiver, par le défilé incessant des voitures et des caissons, elle était presque impraticable, et il nous fallait cet instinct que donne l’habitude de la marche dans les pays vierges pour ne pas rouler tout à coup dans des trous ou des ornières profondes comme des précipices.

Au point du jour, nous approchions du village de Camaron, en espagnol écrevisse ; il tire ce nom bizarre d’un petit ruisseau qui coule à quelques centaines de mètres et qui, paraît-il, abonde en crustacés d’une grosseur et d’une saveur sans pareilles.

Comme presque tous les villages aux alentours, celui-ci était complètement ruiné par la guerre. D’ailleurs il ne faudrait pas se méprendre sur l’importance du dégât : un méchant toit de chaume fort bas qui descend presque jusqu’à terre, soutenu tant bien que mal par deux ou trois pieux mal dégrossis ou quelques branches d’arbres, parfois une poignée de boue pour boucher les trous, voilà ce qui constitue l’habitation d’un Indien, et si elle risque de s’écrouler dès qu’on a le dos tourné, du moins n’en coûte-t-il pas beaucoup pour la rebâtir. Les maisons vraiment dignes de ce nom et solidement construites sont toujours la grande exception.

Camaron n’en comptait qu’une alors : c’était, sur le côté droit de