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— Non, non, reprit-il vivement, je suis là pour vous défendre.

Au moment même où, sortant du corps de logis, nous débouchions sur la route, toujours à son bras, un cavalier irrégulier fond sur nous avec de grands cris et lâche des deux mains sur Wensel et sur moi deux coups de pistolet ; sans mot dire, l’officier prend son revolver dans sa ceinture, ajuste froidement et casse la tête au misérable qui roule de la selle sur la chaussée ; puis nous continuons notre route sans nous occuper autrement de lui.

Le colonel Gambas avait été élevé en France et parlait notre langue admirablement ; militaire par occasion comme beaucoup de ceux qui nous combattaient et que l’amour de la liberté avait armés contre nous, il appartenait, ainsi que Milan, à cette classe des licenciados qui comprend à elle seule presque tous les hommes les plus instruits et les plus influens du pays. Excellentes gens, l’un et l’autre, et qui eussent fait honneur même à une autre armée, car pour leurs soldats, je ne crois pas les calomnier beaucoup en disant que les trois quarts n’étaient que des bandits.

Nous étions arrivés ainsi dans un petit pli de terrain à quelque distance de l’hacienda, où se tenaient le colonel Milan et son état-major.

— C’est là tout ce qu’il en reste ? demanda-t-il en nous apercevant ; — on lui répondit que oui, et, ne pouvant contenir sa surprise, Pero non son nombres, s’écria-t-il, son demonios. Ce ne sont pas des hommes, ce sont des démons ! Puis s’adressant à nous en français : — Vous avez soif, messieurs, sans doute. J’ai déjà envoyé chercher de l’eau. Du reste ne craignez rien ; nous avons déjà plusieurs de vos camarades que vous allez bientôt revoir ; nous sommes des gens civilisés, quoi qu’on dise, et nous savons les égards qui se doivent à des prisonniers tels que vous.

On nous donna de l’eau et des tortillas, sorte de crêpes de maïs dont le bas peuple au Mexique se sert comme de pain et sur les quelles nous nous jetâmes avec avidité.

Au même moment arrivait le lieutenant Maudet, couché sur un brancard et entouré d’une nombreuse escorte de cavaliers ; d’autres blessés venaient après lui.

La nuit était tombée tout à coup ; sous les tropiques, le crépuscule n’existe point non plus que l’aurore, et le jour s’éteint comme il naît, presque sans transition. En compagnie de nos vainqueurs, nous fîmes route vers leur campement de la Joya, où nous arrivâmes assez tard ; il y régnait une grande émotion, et les blessés encombraient tout. Là, malgré la parole du colonel Cambas, nos armes, qu’on nous avait laissées d’abord, nous furent enlevées ; il fallait s’y attendre ; on nous réunit alors à nos camarades faits prisonniers avant nous. Épuisés par la fatigue et par la souffrance,