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prononce ce mot de « vaisseau creux. « Il y a là comme un retentissement lointain de l’émotion produite par l’apparition de la pirogue. Les corbeilles d’osier enveloppées de peaux, qui, au temps d’Hérodote, descendaient le cours de l’Euphrate, les radeaux de bambous par lesquels se virent assaillis sur l’Indus les vaisseaux de Sémiramis, n’auraient jamais ouvert aux peuples impatiens la grande navigation. Avec le tronc creusé, on peut se rendre des côtes de l’Hellade aux bords de la Phénicie, des rivages du Danemark aux sources de la Seine, des îles du Japon à la Nouvelle-Zélande. Que sera-ce le jour où la pirogue, formée de planches cousues ou rivées l’une à l’autre, aura doublé, triplé, quadruplé ses dimensions ! Si ce jour-là le marin, assis sur son banc, n’est plus obligé de piocher l’eau comme un sol aride qu’on défonce, si, chaque fois que son corps se renverse en arrière, il voit la barque glisser et fuir sous l’effort de ses bras nerveux, il est impossible qu’il n’ait pas soudain le sentiment de la puissante qu’il possède. La race de Japhet est devenue la maîtresse du monde. « Plantez une rame sur ma tombe pour que les hommes à venir s’occupent de moi ! » Voilà bien le vœu d’un matelot, d’un navigateur affranchi de la servitude du vent, qui sait qu’avec un bon aviron de frêne ou de hêtre il ne dépend plus que de la vigueur de ses muscles et de l’étendue de son courage. Aussi quel frémissement d’un bout du littoral à l’autre ! Io piquée par le taon ne fut pas emportée par une plus folle ardeur. A travers le tumulte dédaigné des flots, de toutes parts s’élancent « ravisseurs, suppliantes[1]. » Les uns vont à la poursuite du butin, les autres à la recherche d’un asile. Les rivages déserts se peuplent, les cités florissantes se reculent ; le bord de la mer n’est plus sûr pour elles. La piraterie se promène en souveraine, elle étend son empire aussi loin que les océans connus prolongent leurs limites. Ces marins « à peau noire sous leurs tuniques blanches » qui fendent l’onde, jetant l’angoisse et l’épouvante devant eux, ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les guerriers des Vitis venant faire irruption dans les eaux paisibles des Tongas ; c’est la race brutale et maudite des fils d’Egyptos. « Sur leurs sombres vaisseaux, les voilà portés par la mer à leur vengeance. » Les Pélasges auront leur tour. Plus d’un combat sanglant se livrera aux bords de la Syrie avant que la flotte d’Agamemnon prenne le chemin de la Troade.

« Toute la Grèce alors portait le fer. On vaquait en armes à ses occupations, parce que les habitations étaient sans défense et les communications peu sûres. » Les Athéniens furent les premiers dont les mœurs s’adoucirent ; la justice de Minos y fut pour quelque

  1. Nul n’a mieux rendu que le poète Eschyle, dans sa tragédie des Suppliantes, l’émotion de ces temps de troubles.