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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/59

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horrible et inouï. » Quand le crime eut été commis, Martin essaya de sauver au moins ce qui restait de ces infortunés, et d’empêcher que la persécution ne s’étendît en Espagne. Maxime n’y consentit qu’à la condition que Martin parût se démentir lui-même et qu’il reçût dans sa communion les prêtres qui venaient de lui conseiller ces rigueurs. Sulpice-Sévère raconte qu’après s’être résigné à cette concession, qui lui coûta beaucoup, le bon évêque quitta la cour de l’empereur, inquiet et troublé, se demandant s’il n’avait pas commis une faute, lorsqu’au milieu d’un bois, dans un endroit désert, un ange lui apparut pour le rassurer. C’était sa conscience honnête et droite qui répondait à ses scrupules et qui lui disait qu’il avait eu raison de sauver, même au prix d’une faiblesse et d’une humiliation, la vie de quelques malheureux. — Cette haine des persécutions, cette horreur du sang versé, jointe à cette charité ardente, à cette pitié inépuisable et à ce ferme bon sens, n’est-ce pas là l’idéal d’un saint français ?

J’ajoute que celui qui nous a transmis le récit de cette belle vie est aussi l’un des nôtres, et que sa nationalité se reconnaît à la modération de son esprit, au sens pratique de ses réflexions et à sa façon d’écrire. Son style est clair et coulant, sans obscurité, sans effort. Il compose bien ses récits ; il leur donne un tour dramatique et les relève de temps en temps par des expressions piquantes. Tout en nous parlant des autres, il ne néglige pas l’occasion de se mettre lui-même en scène, ce qui, dit-on, ne nous est pas indifférent. Sa bonhomie n’est pas exempte de malice, et malgré sa foi robuste il se permet des plaisanteries qui causeraient aujourd’hui quelque scandale. Il s’égaie ou s’irrite sans scrupule sur les désordres des moines de son temps ; il les raille de leur sensualité, il attaque leur intimité avec les nonnes, il se moque des présens qu’ils font ou qu’ils reçoivent et des égards qu’ils exigent de leurs admirateurs. Cette façon libre et vive de dire son opinion, cette clarté, cette élégance, ces qualités de composition donnèrent alors aux ouvrages de Sulpice-Sévère un très grand succès. Quoique faits pour un pays, ils se trouvèrent convenir aux autres. Nous savons qu’on ne les lisait pas seulement en Gaule, mais à Rome, à Alexandrie, à Carthage. Cette faculté de se répandre partout, d’être compris et goûté de tout le monde, est encore un des caractères des lettres françaises.


II

Saint Paulin était l’ami de Sulpice-Sévère et le disciple de saint Martin. Malgré la différence de leurs destinées, on voit bien qu’il est de leur famille, et, quoiqu’il ait vécu très longtemps hors de la