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LA RELIGION DANS ARISTOPHANE.

toute sorte et cette indomptable gaîté qui exerçait au théâtre de Bacchus un empire souverain et universel. De même encore au moyen âge, les terreurs très sincères de l’enfer chrétien n’ont pas tenu à distance la verve ironique des fabliaux. Avant les Grenouilles d’Aristophane, une pièce de Phérécrate avait montré Eschyle dans les enfers. Si la comédie d’Eupolis, intitulée les Peuples, n’y plaçait pas la scène de son action, elle contenait du moins une évocation qui faisait apparaître les morts illustres, Solon, Miltiade, Aristide, Périclès, pour les opposer à leurs indignes successeurs ; idée qui présente quelque analogie avec celle d’Aristophane. Chez les Grecs, la pensée des vivans ne se détachait pas de ceux qui les avaient quittés ; elle les suivait dans leur nouveau séjour, dans leur « nouvelle forme de vie, » comme dit Euripide ; elle se les représentait volontiers, sinon avec une conviction profonde, gardant le même caractère et les mêmes facultés, livrés aux mêmes occupations que pendant leur habitation sur la terre. De là ces inventions naturelles de la comédie. « Si vraiment, comme quelques-uns le prétendent, les morts conservaient le sentiment, je me pendrais pour voir Euripide, » dira un personnage de Philémon, sans doute en souvenir des Grenouilles, dont il réduira ainsi la pensée aux proportions de la croyance vulgaire. Aristophane lui-même reprit dans une pièce dont il n’est guère resté que le titre, Gérytadès, ce cadre commode et accepté. Il y envoyait en députation vers les poètes des enfers les représentans vivans des différens genres de poésie, les plus pâles, les plus maigres, ceux chez qui l’apparence extérieure trahissait des relations anticipées avec le séjour des ombres. Ainsi la comédie se mouvait à l’aise dans cette région merveilleuse de la mort, si souvent visitée par l’imagination populaire, et elle usait sans scrupule de la même familiarité avec le personnel des enfers qu’avec celui de l’olympe.

Quelles sont donc sur ce point dans les Grenouilles les inventions d’Aristophane ? D’abord il parodie les Descentes aux enfers, ce qu’il ne semble pas qu’on eût fait avant lui. C’était un des grands sujets de l’épopée ; il remontait jusqu’à l’école d’Hésiode : depuis, il avait été traité par les orphiques, au point de vue particulier de leur doctrine religieuse, et par les auteurs plus populaires de poèmes sur Hercule et sur Thésée. Un témoignage intéressant de l’importance qu’il avait prise dans les préoccupations poétiques et religieuses de la Grèce, c’est qu’il fournissait la matière d’une des principales œuvres du grand peintre national Polygnote. Une des deux parois de la Lesché des Cnidiens à Delphes était remplie par une image des enfers : tel était bien le sujet véritable, quoique l’idée première de la composition fût simplement empruntée à

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